Dirty Projectors: « C’est un album de rupture, mais aussi de réconciliation »

Dave Longstreth, la musique comme exutoire des coeurs brisés. © Jason Frank Rothenberg
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Groggy après l’explosion de son couple, le leader de Dirty Projectors, Dave Longstreth, sort un magnifique album de rupture. Terriblement intime, mans sans amertume. « C’est un disque qui continue de croire en l’amour… » Rencontre.

Cet après-midi-là, le long des quais d’Amsterdam, le froid est aussi piquant que la lumière est tranchante. Un vrai soleil d’hiver. Dave Longstreth est arrivé en ville un peu plus tôt. Avec une heure de retard sur l’horaire et un début de grippe. Il est assis dans le lumineux salon-bibliothèque de l’hôtel. Devant lui, un plateau-repas avalé au débotté, histoire de rattraper le -conséquent- planning d’interviews de la journée. Installé en plein soleil, il s’excuse: « Ça ne vous embête pas si je décale un peu le fauteuil? »

Longtemps new-yorkais, désormais installé à Los Angeles, Longstreth (1981) est venu parler du nouvel album de Dirty Projectors, le groupe dont il est l’unique cerveau, ou en tout cas le seul membre fixe. Depuis son lancement au début des années 2000, le projet n’a en effet cessé de bouger au gré des humeurs de son leader. S’il faut poser une étiquette pour désigner sa musique, on écrira que la matrice reste indie. Expérimentale aussi d’une certaine manière, ou plus simplement ludique. Chaque disque a surtout pris un malin plaisir à s’éloigner du précédent. Quitte à passer par la case concept (Rise Above, album de reprises de Black Flag, réalisées « de mémoire »), ou à jouer la carte de la collaboration (l’EP Mount Wittenberg Orca, réalisé avec Björk). Récemment, Longstreth a également participé à l’album de Solange Knowles, A Seat at the Table, produit le blues touareg de Bombino et mis son nez dans l’usine à tubes en ajoutant son nom au crédit du FourFiveSeconds de Kanye West, avec Rihanna et Paul McCartney.

A certains égards, le disque qui sort cette semaine est à nouveau un pas sur le côté dans la discographie de Dirty Projectors. Plus ouvert, il ose la rondeur de la pop et les sentiments du r’n’b. Il est surtout plus direct, autant sur la forme que sur le fond. Il s’ouvre sur la voix trafiquée de son auteur. Longstreth se lamente: « I don’t know why you abandon me« … C’était en 2013. Après un album –Swing Lo Magellan- qui n’avait pas reçu l’accueil espéré, Dave Longstreth devait également constater la faillite du couple qu’il formait avec Amber Coffman, membre par ailleurs de Dirty Projectors… « Oui, ce disque est bien un album de rupture« , confirme-t-il, prolongeant une longue tradition musicale (du In the Wee Small Hours de Frank Sinatra au Blood On the Tracks de Dylan, en passant par le Here, My Dear de Marvin Gaye). « Mais aussi de réconciliation« , insiste-t-il, voire d’apaisement, après l’effondrement, la déprime et toutes les questions existentielles qui s’ensuivent. Explications.

L’air de rien, vous sortez aujourd’hui ce qui constitue déjà le septième album de Dirty Projectors. Pour celui qui n’a jamais écouté le projet, est-ce une bonne porte d’entrée?

Hmmm, je crois, oui. Quand j’ai démarré le projet il y a 21 ans, je l’ai conçu comme un véhicule amphibie, qui allait pouvoir m’emmener partout où je voulais aller. Un groupe qui puisse être assez malléable pour intégrer un certain nombre de changements et de mouvements. Le résultat de ce fonctionnement est que chaque album est assez différent des autres. Il n’y a pas vraiment d’esthétique cohérente. Donc… oui, je dirais que c’est le bon moment pour découvrir Dirty Projectors (rires).

En quoi?

Dirty Projectors:
© Jason Frank Rothenberg

Disons que j’ai déjà parlé avec quelques journalistes avant vous. Et visiblement ce disque-ci semble un peu plus direct et accessible. Jusqu’ici, ma musique a pu parfois paraître un peu dense, ou anguleuse. Des amis m’ont confié qu’il était même parfois compliqué de rentrer dedans. J’ai appris à entendre ça. Généralement, quand j’écris une chanson, j’essaie de raconter une histoire et de mobiliser les moyens nécessaires pour cela. C’est toujours le cas. Mais cette fois-ci, le résultat est peut-être plus lisible, plus accueillant aussi. La connexion entre le coeur et le cerveau est plus directe.

L’album démarre par le titre Keep Your Name. Est-ce justement une manière de questionner l’identité du groupe? Finalement, aujourd’hui, avez-vous une idée claire de ce qu’est Dirty Projectors?

Bonne question. Au départ, l’ambition était de grandir, d’évoluer constamment, quitte à glisser dans une certaine inconsistance. Cela étant dit, sur les derniers albums, l’esthétique du groupe s’était plus ou moins stabilisée. Les musiciens qui constituaient Dirty Projectors étaient restés quasi les mêmes. Du coup, en repartant à nouveau sur autre chose, avec d’autres personnes, comme je le fais avec ce disque-ci, je me suis posé la question: est-ce que c’était encore un disque de Dirty Projectors? Ce n’est pas simple. Cela m’a pris des années pour trancher.

C’est là qu’intervient quelqu’un comme Rick Rubin (producteur superstar pour les Beastie Boys, Johnny Cash, Jay Z, etc., NDLR). Vous racontez qu’il vous a beaucoup aidé…

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

C’était un moment où je cherchais des mentors. Je ne savais plus trop où j’en étais. J’en étais même à me demander si j’allais continuer la musique. Après tout, j’avais déjà atteint un certain nombre de rêves, comme écrire et faire de la musique avec des gens que j’aime, tourner dans le monde entier… Peut-être que je devais en rester là… Bref, j’étais paumé. J’avais besoin de trouver quelqu’un de plus âgé, qui était passé par là et avait su garder les yeux ouverts, rester inspiré. Quelqu’un avec du recul. Quand Rick m’a dit que ce que je lui faisais écouter ressemblait simplement à de nouveaux morceaux de Dirty Projectors, ça m’a libéré.

En général, est-ce que la musique a été importante pour vous forger une identité, par exemple durant l’adolescence?

Définitivement. J’aime l’idée que la musique soit le véhicule qui permet aux gens de trouver qui ils sont, dans quel monde ils vivent, par quels systèmes de valeurs il est régi, etc. Comme ce fut le cas pour moi. En écoutant les musiciens, j’ai pu explorer l’Histoire, la philosophie… Je suis extrêmement reconnaissant d’avoir eu ça, d’avoir pu m’appuyer sur Nirvana, Fugazi, John Coltrane, Miles Davis, etc.

Dans Dirty Projectors a souvent compté l’idée qu’il fallait entourer la musique d’un concept. Ou tout du moins d’un cadre. Est-ce encore le cas cette fois-ci?

Pas vraiment. Dans le sens où j’ai vraiment essayé très, très fort de… ne pas faire ce disque (rires).

Raté!

En effet, j’ai lamentablement échoué (rires). Le fait est qu’il n’arrêtait pas de remonter à la surface. J’avais tous ces morceaux qui parlaient de comment je me sentais, comment j’expérimentais certaines choses. Cela a pris du temps pour faire tenir tout ça et réaliser quelque chose qui ressemble à un album. Mais à force, l’ensemble a commencé à prendre forme. Donc je ne parlerais pas de concept album. Mais, comme vous dites, il y a bien un cadre, c’est certain. Qui correspond à celui d’un disque de rupture, j’imagine.

Inspiré par d’autres?

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

J’adore l’album John Lennon/Plastic Ono Band. Il a eu une très grande importance pour moi au cours de ces dernières années. C’est un disque incroyable. Le ton est très immédiat, très spontané. C’est le premier de Lennon après la séparation des Beatles. Il couvre une palette d’émotions très large, qui donne parfois l’impression d’être en prise directe avec l’inconscient de Lennon. Comme s’il avait laissé libre accès à sa psyché, y compris aux endroits plus troubles, qui ne le rendent pas forcément sympathique. Malgré cela, on est heureux qu’il l’ait fait, parce que cela le rend plus humain.

Les autofictions de l’auteur norvégien Karl Ove Knausgard ont également beaucoup compté…

Tout à fait. Vous avez lu?… Là aussi, le lecteur peut avoir l’impression d’être branché directement sur l’esprit et la conscience de Knausgard. C’est troublant parce qu’il donne tellement de détails sur sa vie personnelle que vous pourriez penser que c’est difficile pour quelqu’un d’extérieur d’accrocher au récit. Et pourtant, c’est tellement bien écrit que vous vous retrouvez rapidement comme hypnotisé. En évoquant de toutes petites choses, parfois très banales ou très intimes, il réussit à capter un sentiment et vous transmettre un peu de la texture de l’époque, de ce que ça représente de vivre aujourd’hui dans ce monde-ci. C’est absolument irrésistible et très inspirant. Cela m’a aidé à me dire que, malgré les particularités des expériences de chacun, il existe toujours des points de ralliements, et qu’en disant l’intime vous pouvez aussi toucher le grand nombre.

Knausgard a aussi créé la polémique, en fâchant des gens qui se sont retrouvés dans ces livres, sans toujours l’avoir demandé. Lui-même admet avoir parfois l’impression d’avoir passé un « pacte faustien », sacrifiant des amitiés au nom de l’écriture…

C’est vrai qu’il peut donner le sentiment d’écrire sans filtre, de livrer la vérité littérale de son existence. Je ne sais pas… Ce n’est pas le cas de cet album. Ou pas complètement. Cela reste une construction artistique. Si je décris une scène sur une plage, les grains de sable que je tiens dans la main peuvent venir à la fois de la plage que j’ai vue à la télé, de celle où je me suis baladé il y a dix ans, etc. Rien n’est vraiment vrai.

Malgré tout, un disque comme celui-ci, aussi proche de vous, est-il plus difficile à défendre, par exemple en promo?

Oui, de fait. C’est dur d’en parler… Mais ça va, je m’y suis fait.

Et puis, malgré tout, le disque se termine par un happy end…

Dirty Projectors:

En effet. Il suit une sorte d’arc narratif. Il commence dans le désarroi le plus complet, pour se résoudre dans quelque chose de plus pacifié. Les trois derniers titres ne parlent que de ça: après avoir été laminé, vous rouvrez les yeux, à nouveau capable de voir le monde qui vous entoure, de revoir certaines couleurs, certaines lumières… Arrive une certaine forme d’acceptation et de réconciliation. Je pense que c’est important d’insister là-dessus: je voulais que le disque affirme, qu’il dise Yes! Qu’il reste une profession de foi en l’amour, malgré tout.

C’est un album de rupture, mais qui se termine avec le morceau I See You, et son orgue de mariage…

Exactement. De la même manière qu’il démarre avec des cloches d’église.

Sarcastique?

Je ne crois pas. Peut-être ironique dans le sens où les choses ne tournent pas toujours comme vous l’avez prévu. C’est Lennon, à nouveau, qui disait que la vie est ce qui arrive quand vous faites d’autres plans. Donc je ne parlerais pas de sarcasme. C’est plutôt une blague. Une blague cosmique, parfois un peu cruelle, comme la vie peut vous en faire. Mais je suis OK avec ça aujourd’hui…

Il y a fort à parier qu’I See You soit en tous cas ce que vous entendrez à la fois de plus désespéré et de plus euphorisant, en 2017. Une chanson d’après l’amour, comme on parlerait d’une chanson d’après l’orage (« Heaven knows how we’ve been to hell« ). Où, même quand le beau temps a refait son apparition, l’odeur de pluie sur le bitume continue de flotter dans l’air.

À un moment, Longstreth répète encore: « I believe the love we made is the art« . Alors que le temps imparti pour l’interview est déjà dépassé, on essaie encore de le lancer in extremis sur le sujet. « Rhooo, attendez deux secondes, le soleil bouge tellement rapidement, je suis de nouveau en plein dedans… » L’attaché de presse arrive alors pour mettre fin à la conversation. Sur la table, à côté du plateau-repas, le petit carré de beurre a complètement fondu.

Dirty Projections, Dirty Projectors, distribué par Domino. ****

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content