Damien Jurado: « Aujourd’hui, tout est commercial. Et le principal n’est plus la musique »

"Aujourd'hui, tout est commercial. Tout a sa publicité. Et le principal, dans un disque, n'est plus la musique. La presse ronronne. J'encourage les gens à écrire leurs propres critiques." © LINDSEY BARNES
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Miné par le rapport de plus en plus distant du public à la musique et par le fonctionnement de la presse spécialisée, Damien Jurado sort The Horizon Just Laughed. Petite merveille de disque questionnant son rapport désabusé à notre époque.

Gand. Par une pluvieuse et froide fin d’après-midi qui doit lui rappeler le ciel gris de Seattle, son chez lui. Le fabuleux singer songwriter Damien Jurado nous attend dans l’impressionnante Sint- Jacobskerk. Édifice monumental où il se promènera quelques heures plus tard seul avec sa guitare acoustique à travers ses trois derniers disques à la construction en triptyque. On est à la mi-mars. Le parrain des Fleet Foxes et de tous les jeunes folkeurs américains des bois a annoncé la sortie de The Horizon Just Laughed pour le 4 mai. Et est prêt à en parler. Mais pas encore à le laisser écouter dans son intégralité. Énervé par le fonctionnement médiatique, par l’intérêt tout relatif de l’auditeur pour la musique, Jurado a décidé de faire les choses autrement. D’organiser des « listening parties » où les journalistes découvriront ses nouvelles chansons en même temps que le public. Puis de ne proposer son disque en streaming que deux mois après sa sortie physique.

Pourquoi fonctionner de cette manière étrange?

Je pense que la musique est devenue sans valeur. Qu’elle ne compte plus pour la plupart des gens. Voilà pourquoi. Il n’y a plus d’élément de surprise. Plus d’attente. Plus d’excitation. C’est vraiment déprimant. J’ai réalisé ça il y a quelques années maintenant. Notamment à cause de Spotify et de toutes les plateformes du genre. Il y a trop de musique. Partout. Tout le temps. On ne l’écoute plus vraiment. Elle fait partie du paysage, du décor. Il fut un temps où des gens créaient de la musique d’ambiance, c’était même un genre en soi -ce qu’on appelle l' »elevator music » aux États-Unis: la musique d’ascenseur. Maintenant, des disques géniaux l’ont remplacée, quels que soient les gens qui les ont faits, Kanye West ou Radiohead… Ils passent dans les magasins de vêtements et les supermarchés. Plus personne n’écoute la musique: tout le monde l’entend. Elle est juste allumée, un peu comme la télé, que personne ne regarde, mais qui est là comme une présence, une animation. C’est juste du bruit. Savoir que j’ai passé tant de temps à bosser sur un disque, à l’améliorer, à le perfectionner pour que des gens parlent par-dessus… Quel est l’intérêt? C’est comme garder un Van Gogh dans la réserve d’un musée où personne ne peut le voir. Voilà où on en est. Et j’ai beaucoup de mal avec tout ça.

Tu t’attaques aussi clairement aux médias?

C’est un modèle qui ne fonctionne plus. La critique musicale est devenue du bruit. Un désagréable bourdonnement. J’avais besoin d’aborder les choses différemment. Déjà, je pense que l’attente est une bonne chose. Je n’ai pas l’impression que la presse doive être traitée différemment de Monsieur et Madame Tout-le-Monde. Avant, les critiques étaient publiées pour la sortie d’un album, une fois que le disque était disponible en magasin. Maintenant, les médias en parlent parfois trois à quatre mois avant qu’il soit mis en vente. Il y a des singles qui sont sortis, on en a déjà parlé partout. Les gens pensent qu’ils peuvent l’acheter mais ce n’est pas le cas. Et au moment où ça devient possible, ils n’en ont plus rien à foutre. C’est de la précampagne. C’est vraiment étrange. Ce n’est pas comme la politique. Avec la politique, je comprends: tu as une campagne à faire avant les élections. Mais la musique est différente. Elle supposerait que tu sortes un disque et puis que tu le défendes et l’expliques. Tu enregistres, tu sors. Et puis, tu pars en tournée. Et puis tu donnes des interviews. Tu proposes des clips. Tu en fais la promotion. Mais aujourd’hui, tout tourne à l’envers. On parle de trucs qui ne sont pas encore là. Je trouve ça complètement dingue.

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Est-ce que ce constat t’a fait douter quant à la suite de ta carrière?

Voilà comment ça marche: d’un côté, tu as le divertissement et de l’autre tu as l’art. Les entertainers sont ceux qui fourguent de la musique pour en faire le plus de profit possible et, j’imagine, devenir des célébrités. Je me fous de tout ça. Moi, je fais de l’art pour l’art. Je te donne un exemple. Aujourd’hui (nous sommes le 20 mars, NDLR), je pourrais jouer dans un club traditionnel, que ce soit à Gand ou Bruxelles. J’y gagnerais probablement davantage d’argent. Mais je ne me souviendrais sans doute pas de ce concert. Pas plus, sans doute, que les gens venus m’y voir. Par contre, personne n’oubliera cette prestation dans une église (au final, le concert le plus froid auquel on ait jamais assisté, dans un édifice religieux monumental sans chauffage, sous un gigantesque crucifix, NDLR). Parce que c’est spécial et parce que la musique devrait toujours être une expérience. Le problème, c’est aussi les promoteurs. Ils n’en ont rien à foutre des groupes. Ce qui les intéresse, c’est l’alcool. Les ventes de bière. Voilà tout ce dont ils se soucient.

Comment vois-tu un mec comme Jack White alors, par exemple?

Jack White est l’incarnation de l’artiste et du businessman qui se serrent la main. Je ne suis pas un businessman. Je suis un artiste. Lui, il est un l’un et l’autre. Les téléphones au concert, moi, je m’en fous. Je ne lutte pas contre ce genre de phénomène. Tu peux contrôler les choses jusqu’à un certain point. Mais à un moment, ça devient presque du fascisme. Je veux que les gens vivent une expérience mais je ne vais pas, moi, obliger les spectateurs à quoi que ce soit, ni même leur dire de garder leur GSM en poche. C’est à eux de voir. Je ne suis pas dans le public. Si j’y étais, je m’en soucierais. C’est à eux d’assurer leur propre police. De faire remarquer au mec d’à côté qui n’arrête pas de causer qu’il est en train de leur gâcher le concert. Ce que je fais, moi, c’est de la musique à écouter. Pas du divertissement, de la distraction. Dans l’état d’esprit, ce n’est pas bien différent pour moi d’un opéra. Et tu ne vas pas voir un spectacle de musique classique pour parler pendant deux heures.

Damien Jurado:

Comment ton nouvel album est-il né? A-t-il comme d’habitude été inspiré par un rêve?

Tout à fait. Ils sont toujours très importants pour moi. Mais ce ne sont pas tant des rêves nocturnes que des rêves éveillés. Cette fois, c’est l’histoire d’un voyage dans le temps. Un mec de 1985 monte dans un avion. Il a une habitude. Une espèce de tradition, un truc que je fais tout le temps moi aussi: il est le dernier à quitter l’appareil. Je ne sais pas pourquoi. C’est comme ça. Il se rend jusqu’au terminal et il réalise qu’il n’est plus en 1985, qu’il est dans une autre époque. Il doit trouver un moyen de retourner dans le temps auquel il appartient mais il n’y arrive pas. Son esprit parle aux gens qu’il admire, à des compositeurs pop comme Ray Conniff et Percy Faith. Il leur parle dans sa tête. Remarquant que leur musique n’est plus jouée, il se demande, un peu choqué, ce qui leur est arrivé. Je me retrouve dans ce concept: je vis dans ce monde mais je ne me sens pas de mon temps.

Est-ce que la presse a été importante dans ta découverte de la musique?

Les fanzines l’ont été mais pas le Rolling Stone et toutes ces merdes… Ce qui m’a permis de découvrir le plus de trucs, ce sont mes amis. Mais il y avait un côté underground, un côté découvertes dans ces publications de passionnés. Maximumrocknroll, Flipside… Tu faisais connaissance avec des groupes dont les médias mainstream ne parlaient pas. En ce qui me concerne, à l’époque, c’était beaucoup de trucs punk. Tu ne voyais pas vraiment Black Flag et Minor Threat dans les médias grand public ou sur MTV…

Les autres domaines culturels rencontrent-ils, d’après toi, les mêmes problèmes avec la presse?

Je ne sais pas. J’aimerais pouvoir te répondre, mais je ne connais pas ces milieux. Hollywood et Broadway sont des trucs très différents… Je ne lis pas la presse pour ça non plus. La question est assez simple en fait: est-ce que je fais confiance à l’avis de ma communauté, ou est-ce que je suis l’opinion d’une personne qui habite à New York et que je ne connais même pas? La réponse est dans la question, non? Quand tu lis une review sur Pitchfork, tu n’as jamais que l’opinion d’un seul type… Ce n’est pas personnel, ne le prends pas mal. Mais en tant que critique musical, qu’est-ce qui rend important pour toi le fait de donner ton avis aux gens sur quelque chose? Des gens que tu ne connais pas, d’ailleurs?

La notion de partage…

Mais tu partages ou tu critiques? Parce qu’il y a une différence entre les deux. Pitchfork critique: il cote, il donne des bons et des mauvais points. Pourquoi, en tant qu’auditeurs, on est dépendants d’autorités supérieures? C’est comme si tu avais toujours quelqu’un pour goûter ta bouffe avant toi.

De toutes façons, aujourd’hui, les gens peuvent tout goûter avant d’acheter…

Je suis d’accord. Puis, tu as aussi des petites voix qui s’élèvent depuis le fond de la pièce. Mais ton boulot n’est pas de dire si c’est trop épicé pour moi. Parce que tu n’en as pas la moindre idée. Ça peut être trop relevé à ton goût et au contraire se révéler parfait pour mon palais. C’est ce que font trop souvent les journalistes musicaux aujourd’hui: ils affirment d’un ton péremptoire. Et un 6,5 sur Pitchfork, ça dissuade à l’achat.

Tu mettras quand même ton album sur Spotify, Deezer et compagnie?

Damien Jurado:

Je pense, oui. Je le sais très bien: c’est un combat que je ne peux pas gagner. Mais ça ne veut pas dire que je ne peux pas adresser quelques crochets, faire réfléchir les gens. Je ne vais pas rester assis sur ma chaise dans le coin du ring. L’avenir? Je ne sais pas. Il va arriver à un moment, rapidement, où les news vont devenir obsolètes. Pourquoi? À cause de l’iPhone, à cause de YouTube. Si la police flingue un mec dans la rue ici à Gand, tu entends ça à la radio ou à la télé, ça dure 20 secondes. Tu vas sur YouTube et tu auras une heure d’images: l’histoire complète. Est-ce que c’est dangereux si ce n’est pas contextualisé? Je ne pense pas. Je ne sais pas. De toutes façons, tu ne peux plus croire la plupart des journaux. Il y a un manque de connaissance, d’éducation. Compare un peu Lester Bangs aux rédacteurs de Pitchfork… Au-delà du savoir, il y a une question de fainéantise.

Qui est Marcus Whitmore, l’homme à qui l’on doit ta pochette?

C’est un artiste britannique. Un mec de Leeds. Je l’ai rencontré il y a tellement longtemps que je ne me souviens plus vraiment où. J’adore les collages, et je trouve que ses images sont très fortes. Elles sont difficiles à dater. En ce qui me concerne, je ne lui ai filé aucune indication. Tu ne sais pas si ça remonte à hier ou à l’année dernière. Tu ne sais pas si c’est encore debout. J’aime cette idée, que je lie à ma musique, d’ailleurs: il y a beaucoup de disques, de chansons dont tu peux assez clairement estimer l’année de création, mais je ne pense pas que ce soit le cas des miens.

Est-ce qu’il y a une manière d’arriver à l’intemporalité?

Je pense qu’on est anxieux. Qu’on veut tout le temps se réinventer, changer. Qu’on force même d’ailleurs ce changement. Alors qu’on devrait le laisser arriver par lui-même. Dans la musique, la vie… Dans tout. Charles Bukowski m’a donné le meilleur conseil que j’ai reçu de mon existence: « N’essaie pas. » Je l’ai entendu il y a seulement quelques années et ça prenait vraiment tout son sens. « N’essaie pas. Sois juste toi-même. » C’est ce que je suis. Je fais tout ça pour moi. Je me conduis juste en accord avec mes principes et valeurs. Tant pis si ça ne plaît pas.

Damien Jurado: « The Horizon Just Laughed »

Antidote doux et réconfortant à la rugosité du monde, à la musique jetable et aux jugements à l’emporte-pièce, le nouvel album de Damien Jurado (le premier produit par ses soins) est de ceux qui font se sentir moins seul, perdu et désabusé sur cette Terre qui ne tourne vraiment plus rond. Délicatement habillé, magnifiquement sapé, The Horizon Just Laughed brille tant dans le dépouillement (Over Rainbows and Rainier et ses relents de Phosphorescent) que dans ses splendides et sobres arrangements. Épaulé par une chorale, par des cors et des cordes, le père Damien a ici un petit côté soul vaguement Marvin Gaye (Dear Thomas Wolfe), là le débit du vieux Tom Petty (The Last Great Washington State). Un travail d’orfèvre et une voix toujours à tomber!

Distribué par Secretly Canadian/Konkurrent. ****

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