Comment les rave parties ont trouvé leur place au musée

Fiorucci made me hardcore, 1999, Courtesy the artist and Cabinet, London © Mark Leckey
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Le MuHKA anversois inaugure une grande exposition consacrée à la culture rave. De la musique techno au musée? Explications avec le curateur anglais de l’événement, Nav Haq.

C’est dans l’ordre des choses. Après avoir investi les salles de concert classiques, les musiques électroniques commencent désormais à trouver leur place au musée. Rien de plus logique. Des musiques comme la techno et la house sont aujourd’hui trentenaires. Tournées radicalement vers le futur, elles ont désormais aussi un passé. Elles n’échappent donc plus à la rétromania. Pas au point de devenir un quasi-réflexe, comme dans le rock. Mais en se permettant de creuser une histoire et les bouleversements que celle-ci a engendrés. Les rééditions d’incontournables dance ne sont ainsi plus inédites (le travail de labels comme Strut ou Rush Hour), et certaines soirées se sont clairement positionnées sur un créneau classic techno (les Flash Forward du Rockerill à Charleroi).

Les années 80, en particulier, sont de mieux en mieux documentées. Le film The Sound of Belgium, par exemple, a su mettre en image une histoire qui n’avait été que peu racontée. Chez les jeunes producteurs également, il est aussi possible de trouver des traces d’une époque qu’ils n’ont souvent jamais vécue eux-mêmes. C’est par exemple le cas de l’Anglais Jamie XX, 27 ans, dont le dernier album lorgnait de manière appuyée la scène rave anglaise des années 80-90. En 2014, sur son tube All Under One Roof Raving, il samplait encore une vidéo de Mark Leckey, Fiorucci Made Me Hardcore.

L’artiste visuel, lauréat du prestigieux Turner Prize 2008, fait partie de la longue liste de noms annoncés à l’affiche de la prochaine exposition du MuHKA (aux côtés d’Ann Veronica Janssens, Matt Stokes, Walter Van Beirendonck, Jeremy Deller…). A partir de ce vendredi 17 juin, et jusqu’au 25 septembre prochain, le Musée d’art contemporain d’Anvers consacrera en effet une grande exposition au mouvement rave. C’est à la charnière des années 80 et 90 que l’Angleterre vit se multiplier les raves (lire plus loin). Des fêtes house, organisées souvent spontanément, au milieu des bois ou d’un champ. La plupart du temps illégales, ces soirées devront composer avec les descentes de police, avant que le politique ne prenne les mesures pour y mettre un terme. Les graines d’une certaine utopie dance n’en seront pas moins plantées. Elle essaimera un peu partout en Europe. Dépassant le simple cadre musical, elle aura aussi des répercussions sur le monde de l’art en général, comme entend le montrer l’exposition du MuHKA. C’est en tout cas la volonté du curateur anglais de l’événement, Nav Haq. « Un événement comme Mai 1968 a eu des conséquences sur le monde de l’art. Un artiste comme Marcel Broodthaers en Belgique en est un exemple. C’est un peu la même chose avec la culture rave. »

Everything Is Wrong, 1996, installation View Manifesta 1, Witte De With, Rotterdam
Everything Is Wrong, 1996, installation View Manifesta 1, Witte De With, Rotterdam© Henrik Plenge Jakobsen

L’exposition est intitulée Energy Flash. Une référence au morceau de Joey Beltram, musicien techno américain signé sur un label belge, R&S -en soi, déjà une manière de montrer que la révolution électronique fut à la fois clandestine et globale, et cela avant même qu’Internet ne facilite les échanges. Aujourd’hui, la techno est sortie de la clandestinité. C’est l’exemple du festival Tomorrowland, rassemblant pendant trois jours 180.000 spectateurs. « Ce sont nos voisins. Leurs bureaux se trouvent à quelques centaines de mètres du MuHKA, glisse Nav Haq. Notre démarche est forcément différente. Et eux-mêmes savent que nous faisons quelque chose d’autre. Mais quelque part, les racines sont identiques… »

Comment définissez-vous le terme de « rave »?

Il ne représente pas vraiment un genre musical en soi. Je l’envisage davantage comme un mouvement. Pour moi, il s’agit même du dernier mouvement « jeune ». Depuis, plus rien de tel n’est vraiment apparu. Ce qui m’intéresse dans le mouvement rave, c’est son côté très spontané. Il proposait une sorte de troisième voie, entre l’Etat et le marché. Bien sûr, les gens faisaient de l’argent avec ces soirées. Mais très souvent, particulièrement au Royaume-Uni, les recettes générées étaient moins destinées à s’enrichir qu’à être réinjectées dans le circuit afin d’organiser d’autres fêtes. Pour résumer, les raves avaient un côté commercial, mais pas nécessairement capitaliste. Pour moi, il y a une grande nuance.

C’est un mouvement qui est né au cours d’une période de récession ou d’instabilité politique, comme ce fut aussi le cas ici, en Belgique. Les années 80 ont pu être très sombres. Les gens se sentaient abandonnés à la fois par l’Etat, et par le marché qui les envoyait au chômage. En cela, les raves, et l’esprit communautaire qui y régnait, ont pu offrir une sorte d’alternative, un endroit à part, en dehors de l’idéologie néolibérale.

L’idée d’une exposition consacrée à un mouvement dance est-elle simple à mettre en oeuvre?

Le fait qu’Energy Flash soit la première grande exposition à ce sujet prouve que non. En même temps, une génération d’artistes est directement issue de ce mouvement. Il était intéressant de faire le point, de voir ce que la culture rave a pu engendrer, en termes esthétiques, mais aussi technologiques ou sociaux.

Matt Stokes, Mass, exhibition view, De Hallen, Harlem, 2011
Matt Stokes, Mass, exhibition view, De Hallen, Harlem, 2011© Gert Van Rooij

Que pourra-t-on voir au MuHKA?

Deux tiers de l’exposition seront consacrés à des oeuvres visuelles: des vidéos, installations, sculptures, photos… Le tiers restant est constitué d’artefacts: des sujets télévisés de l’époque, des magazines, des instruments aussi emblématiques que le séquenceur Rolant TB-303 (utilisé abondamment dans la house, NDLR) ou la TR-808 (boîte à rythmes liée à la techno, NDLR)… On a même ramené un bout de la piste de danse de l’Haçienda (le mythique club de Manchester, NDLR)…

Quel lien peut-on faire entre un mouvement qui est d’abord et avant tout musical, et les oeuvres exposées?

Les connexions se retrouvent à différents niveaux. En termes esthétiques, par exemple, on peut retrouver un même goût pour l’échantillonnage et le collage. Ce sont des éléments clés de l’esthétique postmoderne, qui consiste à reprendre des éléments existants pour en faire quelque chose de neuf. La musique électronique pratique cela à travers le sampling. Par ailleurs, les musiques électroniques sont nées également d’une démocratisation des moyens de production: la technologie est devenue plus abordable. Vous n’avez plus besoin de formation musicale pour créer des morceaux. Ni de devoir louer un studio à prix d’or pour pouvoir enregistrer: un ordinateur dans votre chambre ou votre cave suffit. La même chose est arrivée dans l’art. Enfin, les raves portaient une idée communautaire très forte. Se rassembler pour danser était une sorte de réponse à l’individualisme prôné par l’idéologie néolibérale. On a également pu observer cela dans le monde de l’art, avec par exemple les débuts de l’art relationnel, dans le courant des années 90, qui entendait mettre les gens en rapport.

Est-ce que la danse n’est pas simplement un divertissement, une forme d’évasion qui échappe par définition à toute intellectualisation ou idéologie?

Je crois que c’est plus que ça. Les gens organisaient leur vie autour de ces moments-là. Personnellement, je veux effacer la distinction qui pourrait encore éventuellement exister entre ce qu’on appelle la « haute » culture et la « basse » culture. Je pense que c’est une mauvaise manière de penser. D’ailleurs, la plupart des artistes qui sortent de cette scène n’ont rien à faire de cette hiérarchie. Vous savez, les gens étaient plus nombreux à se rendre dans les raves qu’à visiter les musées. Donc pourquoi pas? Evidemment, ces fêtes tiennent de l’échappatoire, du divertissement. Mais l’expérience que les danseurs vivent, cette perte de contrôle, n’en reste pas moins intéressante à creuser. Récemment, Brian Eno expliquait dans une interview que l’idée de libération traversait toute l’histoire de l’Humanité. Qu’on la formalise dans une religion. Ou qu’on la vive directement par la danse. C’est une activité fondamentalement humaine.

Comment les rave parties ont trouvé leur place au musée

Dans une interview au Knack, vous parliez de « museum of the commons », un « musée du peuple »…

Oui, je me souviens bien de cette interview (rires). J’y suis décrit presque comme un communiste! En réalité, l’expression ne vient pas de moi. Le MuHKA fait partie d’une fédération de musées, regroupés sous le nom de L’Internationale. Derrière, il y a l’idée de réfléchir ensemble à des alternatives, imaginer des nouveaux modèles de société. Si l’air est disponible pour tout le monde par exemple, l’art ne devrait-il pas être de la même manière le plus accessible possible?

Le rôle des drogues dans le mouvement rave est-il également évoqué?

Oui, bien sûr. On ne peut nier leur importance. Elles ont influé jusqu’à la musique même, qui était imaginée pour être jouée sous influences. Après, il faut savoir comment en parler. Particulièrement aujourd’hui, dans une ville comme Anvers. J’entends par exemple que la ville est devenue apparemment une plaque tournante pour le trafic de cocaïne. Ce qui a provoqué une sorte de guerre antidrogues. Avec ce que cela peut soulever comme questions. La répression ne pousse-t-elle pas encore davantage le trafic dans la clandestinité, là où commencent d’autres types de problème? Ne faut-il pas, comme le disent certains esprits libéraux, décriminaliser certaines drogues? Toutes ces questions continuent de faire débat… Je voulais par exemple exposer dans une vitrine une pilule d’XTC. On a demandé l’autorisation de la police, en lui demandant même de nous en prêter dans le stock des saisies. Mais elle a refusé…

Les musiques électroniques sont nées en fantasmant un certain futur. Aujourd’hui, encore? On a parfois l’impression que le futur n’est plus ce qu’il était…

En effet, je vois ce que vous voulez dire. Il y a différentes écoles de pensée à ce sujet. Certains avancent que l’idée de futur a été désormais colonisée, récupérée par la manière de fonctionner du marché. Mais d’autres sont moins fatalistes. La « black swan theory », par exemple, tourne autour de l’idée que les choses qui génèrent de réels changements arrivent toujours par surprise. On ne peut les prédire. Internet, c’est un peu ça. On l’a vu venir, mais sans imaginer les bouleversements qu’il allait provoquer.

ENERGY FLASH, JUSQU’AU 25/09, AU MUHKA, ANVERS. L’EXPOSITION SERA NOTAMMENT PROLONGÉE PAR DEUX SOIRÉES AU CLUB ANVERSOIS AMPERE, CES VENDREDIS 17 (K-ALEXI SHELBY ) ET SAMEDI 18 (INNERVISION).

Rave story

Acid Brass, 1997
Acid Brass, 1997© Jeremy Deller

1988-1989: Second « summer of love ». Référence aux deux étés qui ont vu l’Angleterre succomber aux rythmes électroniques de l’acid house. Un peu partout, les raves se multiplient, fêtes spontanées et souvent illégales, animées d’un esprit communautaire inédit, rassemblant toutes les couches de la société. Le profusion d’XTC n’y étant probablement pas pour rien…

1989: Première Love Parade à Berlin, rassemblement techno qui sera plus tard victime de son succès.

1992: Du 22 au 29 mai, plusieurs dizaines de milliers de fêtards se retrouvent dans les Malvern Hills, pour le Castlemorton Common festival, méga-rave entièrement gratuite.

1993: Fermeture par la police du Boccaccio, temple belge de la new beat, situé à Destelbergen (Gand).

1994: Criminal justice. Le gouvernement conservateur de John Major pousse une loi qui cherche clairement à mettre fin au mouvement rave, interdisant notamment les nuisances issues de musiques caractérisées par « l’émission d’une succession de beats répétitifs ».

2001: Dans la foulée des attentats du 11 septembre, le gouvernement français met au point une série de lois sécuritaires. Dont le fameux amendement Mariani, visant l’organisation des free parties.

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