Camille: « Le suicide artistique, c’est d’être soumis au rythme industriel »

Camille © Patrick Messina
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Son cinquième album, Ouï, sous le bras, la frondeuse et insoumise Camille sonne le rassemblement, exprime ses envies, repense la vie et la famille.

Le Chyl. Quelque part entre les étangs d’Ixelles et l’avenue Louise. C’est là, dans ce bar-resto bio où des plantes poussent dans des seaux au plafond et où on fait ses courses en mode écolo, qu’on a rendez-vous avec Camille. L’endroit a pour vocation de changer nos comportements quotidiens de manière « douce mais révolutionnaire« . Il y a sans doute un peu de ça aussi chez la chanteuse française, qui se garde bien de donner la leçon. Assumant à la fois son côté physique et intello, Camille raconte Ouï, ses chansons engagées mais pas trop, la mort de son père, la carrière de sa soeur et son rapport aux héroïnes de Truffaut.

Six ans sans album studio, dans la cadence effrénée de l’industrie du disque aujourd’hui, ça ressemble presque à un suicide, non?

Non, je ne pense pas. En tout cas, ce n’est pas un suicide artistique, justement. Le suicide artistique, c’est d’être soumis au rythme industriel. Pour l’industrie, il faut sortir un seul album à la fois. Pas trop. Il faut le promouvoir. Il y a un temps d’exposition, d’exploitation, qui est effectivement de deux ou trois ans en comptant une tournée. Les rythmes artistiques, eux, sont beaucoup plus aléatoires et personnels. Si j’ai attendu tout ce temps, c’est aussi parce que je n’étais pas encore disponible pour partir sur les routes pendant deux ans. En même temps, j’ai fait plein de choses. Indépendamment de mes collaborations sur Le Petit Prince, sur des pièces de théâtre. J’aurais pu sortir plein de trucs. Mais c’est vrai, j’aime créer des choses qui ont vraiment du sens pour moi. Et puis, quand l’industrie exige -et je ne m’en suis pas fait une raison mais un plaisir- que quand on sort un disque, on se rende disponible pour le live, ça devient un vrai engagement. C’est important avant tout que ça vienne d’une envie. Je crée tout le temps, je réfléchis. Mais après, il faut un temps pour montrer, promouvoir, expliquer. C’est beaucoup d’énergie. Et je ne suis pas branchée sur secteur, j’ai mon rythme. Le prochain album, il sortira dans un an ou dans dix…

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Qu’as-tu fait pendant tout ce temps?

Je me suis notamment installée dans le Sud en septembre 2015. J’ai quitté la vie parisienne que je continue d’aimer. Mais c’était un besoin. Pour les enfants mais aussi pour moi-même. J’ai toujours vécu en banlieue parisienne. Je ne dis pas que j’ai tout vu. Mais je connais très bien Paris et ses alentours. Ses enjeux. Après, une ville est en perpétuel mouvement. Paris aujourd’hui n’est pas du tout comme Paris il y a quinze ans. Mais personnellement, j’avais envie de changer d’air et de vivre autre chose. Sinon, j’ai fait la musique pour Le Petit Prince avec Hans Zimmer. Et une musique de pièce de théâtre…

Elle s’appelait La Tragédie du Belge

C’est une pièce de ma soeur. Ma soeur est une personne très étonnante qui se transforme tous les dix ans. Elle a été chargée de communication à la FNAC. Puis elle a monté sa boîte de production. Et là, elle a décidé de se mettre à l’écriture théâtrale. Elle est en train de développer un univers à la fois loufoque et très poétique. La pièce est née dans notre jardin. Elle s’était fait larguer par un Belge. Je lui ai dit: « Donne-nous des rôles, on va te jouer le truc. » Une espèce de catharsis familiale. Ça lui a fait tellement de bien qu’elle a décidé d’en faire un spectacle. À la maison, j’avais joué « le Belge » parce que je suis celle qui, selon nous, imitait le mieux votre accent. Mais sinon j’ai surtout composé la musique.

Quand tu as commencé à travailler sur Ouï, tu avais des intentions plus ou moins claires?

Tout s’est vraiment construit autour du tambour. Le tambour évoque pour moi la terre, le rassemblement qui me paraît si nécessaire aujourd’hui. L’importance du collectif. Quand quelqu’un joue du tambour, j’ai l’impression que ça appelle tout ça. Après, j’avais vraiment envie de faire un travail autour du rythme, de la danse, de la pulsation. La danse telle que je l’entends, hein: c’est pas forcément dancefloor… Mais tout ça autour du tambour. Un tambour qui serait comme un coeur qui bat plutôt que comme une batterie pop. Tout en en faisant quelque chose de pop malgré tout. Autour de ce tambour, je voulais qu’il y ait un choeur rythmique et un choeur lyrique. Après s’y sont ajoutés le Moog et une programmation qui ressemble un peu à ce coeur qui bat. Il se met dans le tambour. Parfois le remplace. C’est entre la grosse caisse et la basse. J’aime quand des sons très graves contrebalancent ma voix.

Camille:
© Patrick Messina

Les rythmiques ont toujours été omniprésentes chez toi?

J’ai toujours eu autant envie de danser que de chanter. Pour moi, le rythme, c’est le corps en mouvement. Et ce qui me donne envie de chanter, c’est une pulsation. Ça fait très longtemps que je travaille la danse. Des danses très rythmiques. Afro-brésiliennes, africaines… Mais j’aime aussi beaucoup les danses traditionnelles européennes. Toutes m’ont nourri. J’ai mené un vrai travail de fond pendant ces six ans. Ça mène à une espèce d’osmose, d’harmonie. Le problème de la danse dans la pop, notamment celle d’une Madonna qui est par ailleurs une artiste très respectable, c’est que les deux se désolidarisent trop souvent. Ça devient une double performance. Quand tu vois Michael Jackson à ses débuts, il danse en chantant mais c’est cool, c’est fluide: ça ne fait qu’un. Alors que, par la suite, c’est devenu vraiment too much.

Tu as appelé ton disque Ouï alors qu’on baigne dans une ère du « non »: non à l’autre, non à l’étranger. Et puis Ouï, ça peut aussi être pris dans le sens de « entendu », alors qu’on n’a jamais eu autant de sans-voix qu’aujourd’hui?

C’est exactement ça. Ça parle de cette logique de contestation et de fermeture. Les deux sont, je pense, un écueil. Par rapport au système dominant, je suis en rupture. Mais je pense qu’on ne peut pas se construire uniquement là-dessus. C’est important de dire non, mais c’est surtout important de dire ce dont on a envie. Nos vies ne suffisent pas, elles sont déjà bien petites, bien courtes, bien modestes, pour accomplir tout ce qu’on désire, et c’est quand même beaucoup mieux d’aller vers les gens en leur disant: « voilà ce dont j’ai envie » plutôt que: « Ton truc est nul ». Le disque est né dans un contexte houleux d’un point de vue sociétal -personnel je ne dirais pas, même si tout ça me remue énormément-, et la musique m’a apporté la sérénité et l’ouverture dont j’avais besoin. Étant donnés le processus du disque et toutes ses couleurs sonores, je l’ai appelé Ouï. J’aime aussi ce que ça raconte visuellement. L’idéogramme. Je trouve ça très joli, symboliquement. Effectivement, c’est une invitation à l’ouverture, à l’écoute du disque, de la musique mais aussi du monde, de la beauté des choses. Un appel à ne pas s’enfoncer dans la morosité et le négativisme. Il y a beaucoup de sans-voix mais par le fait de chanter, j’espère faire comprendre aux gens que tout le monde en a une. Et pourquoi pas porter celle de personnes qu’on n’entend pas?

Toi qui as étudié Science Po, comment as-tu vécu la présidentielle française?

Ces études m’ont surtout appris à ne pas exprimer mes idées profondes, à être dans le formalisme et la synthèse comme Emmanuel Macron peut l’être. On est en plein dans ce que j’ai appris de cette école: elle a cette grande qualité de ne pas s’en cacher et juste de former une élite qui reproduit le même système. Même si elle lui laisse la liberté critique et celle de se diriger vers autre chose. Elle m’a donc surtout montré comment fonctionne l’élite. Parce que les bouquins, tout le monde peut les lire. Au premier tour, qui nous a débarrassé d’une raclure, il y a vraiment eu de nouvelles idées. Je pense évidemment aux candidats de gauche Hamon et Mélenchon. Pour moi, là il y a eu de la bravoure: des éléments qui paraissaient d’avant-garde ou saugrenus alors qu’ils sont plus que jamais d’actualité. La campagne m’a intéressée, alors que d’habitude elle ne me branche pas des masses. Mais j’aurais voulu un vrai débat au second tour. Et là, à mon sens, le FN n’ayant pas d’idées et comme je ne partage pas celles de Macron, je me dis qu’on verra dans l’action. Son discours a été très consensuel et en face c’était du vent total. Du coup, il va paraître comme une espèce de sauveur du pays. Sinon, le cas Hamon-Mélenchon, c’est de la logique politicienne. Ils n’ont pas été au bout de leurs propres idées. En s’associant, ils se seraient fragilisés chacun dans leur carrière mais ça aurait été utile pour la société. Je pense toutefois que changer de système exigera de bouger dans nos mentalités et de ne pas avoir peur de quitter notre confort, nos repères. Ils ont montré qu’ils n’étaient pas encore prêts. On peut les comprendre. On est comme eux. Mais c’est symptomatique.

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Il y a des chansons assez engagées sur le disque. C’était un besoin pour toi?

J’aime l’idée qu’il y ait différents niveaux de lecture sur l’album. Si on veut être dans l’onirisme, on peut. Et si on veut le prendre comme de l’engagé, c’est le cas aussi bien évidemment. Je n’ai pas voulu m’enfermer dans un discours. J’ai toujours cherché à ouvrir et à laisser l’auditeur libre. Qu’une chanson puisse l’accompagner dans sa vie. J’avais envie que les chansons respirent, qu’elles parlent d’elles-mêmes par leurs seules sonorités. Effectivement, j’y fais plus qu’allusion à Nuit Debout par exemple, mais c’est aussi pour son atmosphère onirique: le rêve que ce mouvement a apporté à la politique. Et je pense qu’on en a besoin. Les Loups pourrait être une chanson insurrectionnelle, Piscine un titre féministe, Je ne mâche pas mes mots un morceau sur la liberté d’expression. Mais on peut aussi les voir autrement. Nuit Debout, j’ai pas eu l’occasion de le fréquenter. C’est pour ça que j’en ai fait un morceau: il lui donne un espace-temps. Qu’on ait été ou pas sur la place de la République, chacun de nous peut se tenir debout. Le visible cache l’invisible qui ne le restera sans doute plus très longtemps.

Le décès de ton père (le morceau Fille à papa lui est dédié) a-t-il changé ton rapport à l’existence et à la musique?

Oui, mais comme le fait de donner la vie. Tu réalises que tu es vraiment un canal et que le départ des gens qu’on aime est aussi un cadeau parce qu’il nous éveille à l’invisible. Ça relativise beaucoup nos vies humaines et ça nous libère. Je pense que notre société est obsédée par la matière et par la vie dans ce qu’elle a de circonscrit. Comme si la vie commençait quand on naît et finissait quand on meurt. Comme si l’existence se résumait à ça. Moi, je ne le pense pas. Elle a une résonance bien plus grande et s’inscrit dans un voyage bien plus vaste. Je le lui dis dans la chanson: la mort de mon père m’a élevée. Ça fait partie de mon éducation, et il m’a fait un cadeau: en s’élevant dans un autre monde, il m’élève. La vie est un voyage spirituel, et je pense que ces épreuves nous élèvent. Je ne sais pas comment on appelle ça -l’âme?-, mais je crois qu’il y a quelque chose de beaucoup plus subtil à l’oeuvre. C’est un passage, je crois.

Il paraît que tu dois beaucoup aux héroïnes de Truffaut?

Mon père était un grand amoureux de Truffaut. Du coup, il m’a montré ses films et j’ai aimé ses héroïnes. Je me suis souvent dit que j’aimerais être comédienne, mais que ce que je préférerais encore, c’est de créer mon propre film. D’être l’héroïne de mon existence. D’avoir une vie aussi fantasque, aussi nourrie, passionnante et pleine de questionnements que les héroïnes de Truffaut. Elles ne manquent jamais de fantaisie, quelles que soient les tragédies qu’elles traversent. Mes expériences dans le cinéma m’ont apporté la certitude que j’avais bien choisi mon métier. J’adore jouer la comédie. Ce que je peux donner au cinéma, c’est mon intégrité physique. J’ai besoin de jouer avec tout mon corps. De quelque chose de haletant. C’est ce cinéma-là qui me fait envie. Mais je n’aimerai jamais rien autant que chanter et être sur scène avec un public.

Camille – Ouï

Distribué par Warner. ***(*)

Camille:

Inventive, singulière, irritante pour les uns, passionnante pour les autres, Camille bouscule depuis plus de dix ans la chanson en français. Redéfinit ses codes. Redessine à sa manière toute personnelle ses frontières. Que ce soit dans le mot ou dans le son, dans la ritournelle médiévale ou le chant mystique, Camille explore, se joue des conventions et continue de tracer sa route, sinueuse et escarpée. Le seul morceau en anglais de l’album, Seeds, est plutôt du genre dispensable mais Fontaine de lait, Je ne mâche pas mes mots ou encore Fille à papa se distinguent par leur obsédante et fascinante beauté. Avec Camille Dalmais, le Ouï finira par l’emporter…

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