Serge Coosemans

À Flagey, la Guerre de la branchitude n’aura pas lieu…

Serge Coosemans Chroniqueur

À l’occasion de l’ouverture de l’Épaulé Jeté ce vendredi, nouvel établissement de la place Flagey déjà mis en concurrence avec le Café Belga par nos confrères du groupe Rossel, Serge Coosemans se la joue Giraudoux en affirmant que la Guerre de la branchitude n’aura pas lieu. Il se trompe peut-être. Sortie de route, S03E14.

Je n’aurai sans doute pas l’occasion d’assister ce vendredi 20 décembre à la nuit d’ouverture de l’Épaulé Jeté, nouveau bistrot, nouveau « lieu de vie » comme ils disent, du quartier Flagey. C’est l’ancien Fourquet, au coin de la Chaussée d’Ixelles, qui se prend un coup de jeune, relancé par une fine équipe ayant fait ses classes au Café Central et au Bonnefooi. C’est prometteur. Comme désormais presque partout, on y proposera chaque matin, dès 7h30, la meilleure presse, du wifi, des brunchs le week-end (avec animations pour enfants à l’étage), de la petite restauration, des deejays et des concerts. C’est le trip évolutif, qui passe au fil des heures de la cantine à la quasi-discothèque, basé sur cette idée qu’un bistrot n’est pas qu’un endroit où boire et sociabiliser mais que l’on peut aussi y manger, y travailler, s’y cultiver, y danser. A l’Épaulé Jeté, c’est plus original, on pourra aussi y imprimer ses documents, y choper des paniers bio et y laver son linge sale, vu que deux washing machines y seront installées. Au vu du pedigree des repreneurs et de leurs faits d’armes musicaux et culturels au Central et au Bonnefooi, c’est surtout la nuit qui risque d’y être intéressante, même si à Ixelles, la nuit est courte, heures légales d’ouverture obligent. Pour l’instant, n’y sont officiellement annoncés qu’un concert de Zombie Zombie le soir de l’inauguration, Benjamin Damage (DJ techno) au Nouvel An et un DJ-set des mecs du groupe écossais bruitiste Mogwai en février 2014. Mine de rien, voilà qui nous amène tout de même au coeur d’Ixelles un esprit musical que l’on a jusqu’ici plutôt tendance à voir confiné au centre-ville, voire même au circuit flamand.

Tout cela est clairement annoncé, limpide, évident, prometteur, « alternatif » et yummy, et pourtant certains y voient déjà une nouvelle étape de la gentrification de Flagey. Mieux, nos piteux confrères du groupe Rossel, traduisant sans doute la rumeur des poivrots du coin, se sont mis dans la tête que l’Épaulé Jeté doit absolument concurrencer le Café Belga, mastodonte bien connu sis de l’autre côté de la Place Flagey. C’est du moins ce que laisse entendre le titre et la conclusion d’une interview croisée entre Bernard Silovy, gérant du nouveau venu, et celui du Belga; interview où les deux hommes estiment pourtant… qu’il n’y aura pas de concurrence. En fait, si western il doit y avoir, il me semble personnellement évident que les soirs de concert et autres nuits dansantes, l’Épaulé Jeté devrait surtout vider le Pantin (qui se trouve à 20 mètres), le Murmure, le Tigre et peut-être même le Flip (chaussée de Boondael). C’est un public à priori semblable. Plus jeune, plus fauché, plus « alternatif » que celui du Belga; qui pourrait d’ailleurs avoir la flemme, s’il trouve ce qu’il cherche à l’Épaulé Jeté, d’aller continuer de le pister en Villo ou en Collecto au centre-ville. Autrement dit, si l’Épaulé Jeté se laisse aller aux ambiances survoltées un peu crapuleuses, un peu « alternatives », un peu ouvertes aux marges et musicalement excitantes qui ont fait la réputation des endroits précédemment tenus par ses patrons, ce bar pourrait en fait surtout faire concurrence… au Café Central et au Bonnefooi. Ce qui est cocasse.

J’écris peut-être des conneries, on verra bien dans un mois ou deux. Je prends en fait surtout le risque de la nuance, le pari de refuser de simplement coller une étiquette « branchée » sur un établissement qui me semble surtout répondre à une demande de niche plutôt qu’à une volonté de se fondre dans le moule et les clichés que les gens associent trop vite à Flagey. « Branché », je n’en peux plus de ce mot à la con, déjà ringard quand Jean-Pierre Hautier s’en gargarisait en 1985. Le terme ne correspond plus à rien, surtout dans une zone au fond aussi contrastée et hétérogène que Flagey, cette véritable lasagne sociale.

Débarqué, il y a 11 ans, le Café Belga a bien donné la sensation d’un moment sinon précéder la tendance, du moins la représenter, quand Darko et Sensu y mixaient régulièrement mais depuis, l’étincelle y est éteinte. Le « vrai » branché, celui qui écoute des groupes pas encore formés, sait où trouver du thon non contaminé par Fukushima et a claqué son treizième mois à Art Basel, ne s’y montre pas. Pour ce type de personne, il est aujourd’hui à peu près aussi sexy d’être vu au Café Belga que d’être pris en train d’acheter du Gucci en fin de série chez Dod. Le Belga n’a plus rien d’outrancier. Il est devenu l’équivalent du Café Zurich à Barcelone et de certaines tavernes des grands boulevards parisiens: une carte postale touristique, un point de chute facile, un zoo où croiser des hipsters folkloriques, une branlée d’évadés fiscaux français et des caricatures destinées à finir dans une chronique de Myriam Leroy. Plus personne de censé, encore moins de soucieux des tendances à venir, ne va y fanfaronner. C’est un établissement bien tenu, propre, convenable, neutre, où donner rendez-vous à ses parents quand on a besoin de leur extorquer de l’argent.

Je ne pense donc pas qu’il y aura la moindre guerre de branchitude autour de la place Flagey pour la simple et bonne raison que plus personne n’y est branché. Le Belga est un musée de la fashionista de 2005 et l’Épaulé Jeté, on le voit venir d’ici, a trop un ADN grolandais et extrémiste de la soif pour se contenter des brunchs bobo et du trip my beautiful launderette. On le sent trop trépigner à l’idée de compacter sur ses deux étages les amateurs de Ceephax Acid Crew et de Teenage Menopause Records qui auraient la flemme de remonter jusque St Géry. Ouvert à tous en journée et aux cinglés la nuit, cela n’a rien de branché, cela fait même carrément peur aux branchés. Ce n’est pas moi qui m’en plaindrai et j’ai probablement dégotté à l’Épaulé Jeté mon nouveau bureau. Ainsi que mon salon-lavoir de coeur, haha!

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