5 musiciens belges qui ont posé leur instrument à New York

New York, une fois © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Ville carnivore et capitale planétaire de l’électricité culturelle, NYC aimante les musiciens du monde entier, y compris des Belges en quête de rêve américain, insomnies garanties…

De Bushwick Park, Brooklyn, on voit les pointes de Manhattan, bordée par les remous boueux de l’East River, hérisser le ciel gris d’octobre. On remonte à pied les entrepôts, enfilant les avenues réhabilitées de sweat shops, de boutiques bios et de bowlings, jusqu’à Greenpoint, lieu bobo de rendez-vous avec Trixie Whitley. Elle y a choisi un petit resto français près de chez elle, pour parler, devant des tartines à la confiture, de sa double vie. Née à Gand en juin 1987, Trixie part vivre à New York un an plus tard, avec son chanteur de père, Chris Whitley -mort d’un cancer en 2005- et Hélène, sa mère, francophone de Flandre. Dans un mix d’anglais et de français, Trixie, blonde et timide, visage à la serpe, trace le cadre: « J’ai la double nationalité, mais je ne me suis jamais vraiment sentie belge, peut-être parce que j’ai passé mes premières années ici, à New York. On habitait Manhattan, notamment dans le West Village, on déménageait pas mal, l’éducation était bohême et j’allais à l’école publique. » Avec un père comme Whitley senior et un parrain en la personne d’Alan Gevaert (bassiste de dEUS depuis 2004), le ver musical est dans le fruit. Gamine, Trixie traverse les scènes paternelles, devient DJ précoce, plaque l’école et quitte Gand pour revivre à New York il y a environ dix ans.

Trixie Whitley
Trixie Whitley© Philippe Cornet

Litanie de boulots sans fin de serveuse dans le Queens ou Brooklyn, mais il y a cette voix qui marque le premier album Fourth Corner sorti au printemps 2013. Un truc infiniment américain qui, surtout dans les ballades à la Breathe You In My Dreams, cure l’émotion jusqu’à l’os. Talent vocal d’envergure. « J’ai signé mon premier contrat avec Sony, j’avais 17 ans, c’est dire si j’ai assez vite compris comment fonctionnait l’industrie corporate. Pas trop pour moi (sourire). » D’autres aventures suivent, notamment l’embauche « pour tenir les harmonies » chez Daniel Lanois -producteur de U2 et Dylan- au sein de Black Dub. Pas le meilleur souvenir du monde vu la personnalité « difficile » de Lanois, mais là encore, une leçon américaine: « C’est comme New York qui a les deux faces de la même pièce: à la fois extraordinairement stimulante et hyper-dure, radine d’elle-même. La ville te pousse dans tes retranchements: ici pas question de « s’asseoir sur son cul » et d’attendre, le temps n’est pas à gaspiller, le temps est intimidant. C’est fascinant et tentant parce que New York t’offre un million de directions possibles. En Belgique, c’est facile de vivre sans trop s’en faire et j’ai l’impression qu’on t’examine sans cesse à la loupe: ici, je n’ai une assurance médicale que depuis peu, pendant des années, je n’avais aucune couverture sociale. »

Ce n’est pas seulement une question de géographie, même si le seul Brooklyn, par exemple, est plus grand que Bruxelles et compte deux fois plus d’habitants. C’est le sentiment d’être proche de l’oeil du cyclone « dans ce pays qui a inventé le jazz et donc les autres musiques, qui vit une culture plus jeune. Les musiciens sont moins inhibés. De la Belgique, de l’Europe, j’ai gardé certaines valeurs de vivre, comme s’asseoir des heures pour partager un repas en famille ou avec des amis. Et peut-être le sens de décider d’une vie qui a d’autres valeurs que le succès ou le consumérisme: je veux un développement durable. » En quittant les tartines à la confiture, Trixie explique qu’elle est entre deux histoires, et sur le point de signer un contrat avec un important management de Toronto. Affaire transatlantique à suivre.

Dans avec Ribot

Sans jamais s’y être véritablement installé, Fred Lyenn Jacques passe du temps à New York. Ce Belge de mère britannique a une famille américaine éparpillée, de Sacramento à Jersey City. Logiquement, il atterrit souvent à Brooklyn -le Saint-Gilles taille XXL- pour pieuter chez des amis de Bushwick. Surtout, cet androgyne coquet sur son âge, musicien de Dans Dans, a enregistré deux albums en ville, avec des pointures comme Marc Ribot, guitariste applaudi chez Tom Waits ou Elvis Costello: « On a envie d’exister à New York », dit-il dans un café d’Ixelles, quelque temps avant de partir pour une vaste tournée européenne avec un autre américain, Mark Lanegan.

Fred Lyenn Jacques
Fred Lyenn Jacques© Philippe Cornet

« Les Américains sont davantage dans l’action, ils FONT les choses, cherchent des moyens de contourner les obstacles dans une énergie qui me stimule. Ceux avec qui je travaille prennent tout au sérieux, même si la chanson n’a que deux accords: ils sont au service de la musique, ils maximalisent. » Fred boucle donc un premier album dans un studio new-yorkais en 2009, l’envoûtant The Jollity Of My Boon Companion. Il esquive les chiffres du coût final –« j’ai dû casser ma tirelire pour enregistrer là-bas »- et souligne la qualité du moment passé dans divers studios, notamment à Brooklyn. La musique s’évapore aux confins de l’improvisation et d’un blues rédempteur via des chansons allégoriques qui impressionnent. Par exemple, dans l’époustouflant Holler où Ribot fait pleurer sa guitare jusqu’à la soumission finale. Lyenn vocalise comme un enfant sacré et délivre un talent manifeste mais le disque, pas plus que le suivant, EP bouclé « sans budget » à nouveau dans la Grosse Pomme, n’aura de réel impact commercial. Distribution par feu Munich Records, compagnie hollandaise, aujourd’hui absorbée par V2. « J’ai cherché un label là-bas, j’ai eu des contacts, mais à New York, ils regardent d’abord si on a déjà un public… J’ai toujours la tentation de m’y installer mais comme m’a dit la chanteuse d’Elysian Fields, il ne faut pas venir vivre à New York, sauf avec un « label » européen et là, il est clair que la Belgique, c’est moins sexy que la France ou l’Islande. »

Côté bourse

Il a un visage et une silhouette d’ado. Dans le bar du Upper West Side où on partage bière et café, on s’étonnerait presque que personne n’exige sa carte d’identité. Bram De Looze, 22 ans, a déjà une carrière pro en Belgique où il joue dans des clubs depuis l’âge de 16 ans, mais là, il vit à Harlem, aux loyers plus abordables, en compagnie de sa copine coréenne, autre pianiste. « Moins on parle de musique entre nous, au mieux c’est! », rigole-t-il en précisant le pouls urbain: « Ici, les gens respectent davantage l’idée qu’un musicien puisse être d’un autre style. En Belgique, c’est plus clanique. Faut se rendre compte de l’incroyable quantité de musiciens en ville: il n’y a même pas assez de clubs pour tous les absorber. C’est comme si chaque jour, l’intégralité de la scène jazz belge débarquait à Manhattan. »

Bram De Looze
Bram De Looze© Philippe Cornet

Diplômé de divers conservatoires et écoles flamandes (Leuven, Anvers), Bram est venu à New York parce qu’elle reste la Mecque du jazz. Il a cassé son cochonnet et décroché une bourse de la Belgian American Educational Foundation -40.000 dollars quand même- qui lui permet de vivre et de payer l’inscription onéreuse à la New School For Jazz: « J’avais déjà visité New York à trois reprises avec un copain, et j’y avais vu des gens comme le percussionniste Paul Motian et fréquenté The Stone, le club ouvert par John Zorn dans l’East Village. Là, j’ai des profs comme Marc Copland qui te donnent une énergie nouvelle: ici, les gens sont plus convaincus qu’en Europe, plus productifs aussi. C’est dur mais l’idée, c’est de faire grimper mon niveau. » Comme d’autres jazzmen belges avant lui, Philippe Aerts, Kris Defoort, Nicolas Thys sans oublier le roi Toots, Bram tente New York, ville naturellement transgenre.

Classique compris. Pianiste, jeune et flamande, la Gantoise Yanna Penson, 22 ans, est de cette obédience-là. Boursière également, installée à New York début septembre, elle s’étourdit de musique. « En Belgique, tout le monde me semble paresseux (elle sourit). Ici, le niveau est plus élevé et les gens de mon école (privée) ne font que cela, six ou sept heures de musique, sept jours sur sept… En quelques semaines, j’ai déjà beaucoup appris, on se croirait en Russie tellement c’est strict, exigeant, mais New York libère aussi, je m’y sens pleinement musicienne et complètement heureuse. J’aurais pu aller étudier à Paris ou Berlin mais la rupture n’aurait pas été la même. » Yanna vit au nord-ouest de Manhattan, à Washington Heights, quartier à prédominance dominicaine: « Les voisins semblent se demander ce que je peux bien faire là (sourire) mais j’ai eu beaucoup de mal à trouver un appartement. Il y a de l’ambiance, y compris la nuit, mais j’ai des earplugs pour dormir. » Puisque, c’est bien connu, la ville, elle, ne dort jamais.

Yanna Penson
Yanna Penson© Philippe Cornet

Tapis rouges

« New York, c’est voir un Indien écouter du hip hop dans un Hummer, marié à une Chinoise qui parle allemand. C’est le monde du futur et ma musique c’est ça aussi, une ville à tomber par terre pour l’inspiration, qui balance des trucs non-stop, qui croise des gens plus fous les uns que les autres. J’y ai déménagé en 1999, suis revenue en Belgique en 2002, et ai repris un appartement à Brooklyn en 2007. Là, je suis de retour à Bruxelles depuis mai 2013, pour de simples raisons financières. New York, c’est de l’eau qui bout 24 heures sur 24. » Dans un café bobo près du KVS, Marie Daulne se raconte. La dernière vraie conversation, c’était à Brooklyn -encore- il y a quatre ans: la Zap Mama numéro 1 bourlinguait avec des musiciens locaux. Sur le trottoir de Fort Green, elle ressemblait alors à une cousine précieuse d’Erykah Badu, avec laquelle elle a d’ailleurs vécu à Dallas. En compagnie des Zap, Marie est sans doute la seule Belge -avec Toots- ayant réussi une carrière américaine substantielle, même si elle n’est pas devenue la star initialement prévue: « C’est vrai que longtemps, j’aurais voulu davantage de crossover mais quand je me suis retrouvée dans un bureau avec Tom Cruise et dans les grosses soirées à L.A., j’ai compris que ce n’était pas mon truc, que le rêve américain, derrière l’écran, était vide. J’ai eu toutes les grandes portes et les tapis rouges: on a fermé toutes les portes et enlevé tous les tapis, et j’ai laissé tomber mon manager américain qui voulait m’emmener à Hollywood. »

Marie Daulne
Marie Daulne© Philippe Cornet

En 2010, Marie va vivre à Harlem et y rencontre le funk, les Last Poets, des mecs d’Earth, Wind & Fire et Funkadelic, en même temps que les dernières migrations africaines. Elle est soutenue -financièrement- par le producteur de Fela, show sur l’icône nigériane à Broadway. « Je crois que les Américains s’intéressent à moi pour mon statut d’Afro-Européenne: ils respectent ce que j’ai dans le ventre, mon côté medicine woman. La musique est comme le thé: c’est d’abord une question de goût. » Là, en attendant un ou deux albums concoctés entre autres avec Sly & Robbie et Seu Jorge, prévus pour le printemps, Marie donne sa Vocal Academy au KVS -ce 3 décembre- et ailleurs. New York finalement? « Le son de la ville et du hip hop m’a frappée: tous ces bruits de moteurs qui s’harmonisent entre eux… La sensation est physique. C’est gai d’être une Belge là-bas, je ne m’y sens même pas exotique. »

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