100 ans du jazz: l’improbable histoire du disque qui a amorcé une révolution musicale

Le premier disque de jazz © PG
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Il y a cent ans, l’Original Dixieland Jass Band enregistrait le premier disque de jazz de l’histoire. Le début d’une épopée qui va révolutionner la musique du XXe siècle.

Ce jour-là, Harry Sooy n’a même pas pris la peine de noter la session dans son carnet. Le chef des enregistrements de la Victor Talking Machine Company a l’habitude de travailler avec de prestigieux chanteurs d’opéra, et de répertorier le moindre aria. Pas de mettre en boîte le genre de boucan produit par les cinq péquenots de l’Original Dixieland Jass Band. Une mode, doit-il se dire… En vrai, une révolution musicale en devenir.

Le 26 février 1917, le quintet débarque au n°42 de la 38e rue, New York. Les musiciens montent jusqu’au studio Victor situé au 12e étage, et se plantent devant le gigantesque pavillon qui sert de caisse d’enregistrement – les micros n’ont pas encore fait leur apparition. Nick LaRocca (cornet), Larry Shields (clarinette), Eddie Edwards (trombone), Henry Ragas (piano), et Tony Sbarbaro (batterie) gravent deux titres: Dixieland Jass Band One-Step et Livery Stable Blues. Les morceaux sortiront quelques semaines plus tard sous la référence Victor 18255. Elle est historique: c’est la première à vendre un nouveau rythme, né dans le Sud, du côté de La Nouvelle-Orléans. Le jazz est en marche. Rien ne pourra l’arrêter.

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Il irriguera tout le XXe siècle, accompagnant chaque secousse de la modernité. Il s’arquera sur ses révolutions technologiques (l’électricité, les mass médias, etc.), et racontera comme personne ses bouleversements sociaux. Première expression musicale réellement « américaine », il deviendra la « musique classique » de son époque, essaimant un peu partout dans le monde. De l’Europe à l’Asie, de l’Amérique du Sud à l’Afrique.

Forcément, il mutera. Swing, be-bop, free, bossa nova, etc. A chaque métamorphose, un nouveau style, une nouvelle manière de pratiquer la note bleue. Mais peu importe le virage qu’il prendra au fil des années, le jazz restera toujours l’idiome de référence de la cause noire. Le célèbre batteur Max Roach expliquera ainsi: « Cela a toujours été une tradition pour les artistes afro-américains d’exprimer leur point de vue et leurs revendications humaines, sociales et politiques dans leurs oeuvres musicales et poétiques. » L’ironie de l’histoire étant que ce qui est considéré comme le premier disque jazz fut en réalité le fait d’un orchestre composé uniquement de musiciens… blancs.

Peu importe les styles, le jazz restera toujours la bande-son de référence de la cause noire.

Le leader de l’Original Dixieland Jass Band, Nick LaRocca, est un fils d’immigrés siciliens débarqués à La Nouvelle Orléans. Porté par son « tube », il n’hésitera pas à se présenter comme l’inventeur du jazz – mieux: le « Christophe Colomb de la musique ». Sur sa lancée, il tentera même de débarrasser le jazz de tout élément noir. En 1936, il écrit: « J’affirme que les Nègres ont appris à jouer ce rythme et cette musique des Blancs. » Aujourd’hui, on parlerait de « faits alternatifs ». Car si l’Original Dixieland Jass Band a bien contribué à répandre le jazz, il n’en est nullement le créateur. Certes, la musique n’est pas née en milieu stérile: elle a forcément intégré des influences blanches (les marches militaires de John Philip Sousa), ou au minimum « mixte » (les minstrel shows, ces spectacles de vaudeville moquant les Noirs du Sud, souvent joués par des Blancs grimés). Le jazz n’en reste pas moins une expression fondamentalement afro-américaine, inspirée notamment du blues, du ragtime et des spirituals.

L'Original Dixieland Jass Band, formation entièrement blanche, à l'origine du premier enregistrement jazz, il y a 100 ans.
L’Original Dixieland Jass Band, formation entièrement blanche, à l’origine du premier enregistrement jazz, il y a 100 ans.© Gab Archive/Redferns

Black is beautiful

Au fil de son existence, le jazz naviguera ainsi sans cesse entre émancipation et intégration, langage universel et revendication identitaire. C’est le cas, dès le départ, avec son représentant le plus célèbre. Un génie de la musique, icône culturelle du XXe siècle: Louis Armstrong. C’est lui qui va donner ses premières lettres de noblesse à ce qui est à la base une musique de fanfare un peu fruste, glissant dans le jeu collectif des soli tourbillonnants. Sans jamais trahir son essence noire, il permettra au jazz de devenir le genre le plus populaire de son époque. Quitte à ce que certains lui reprochent de faire passer tout cela sous un grand sourire accommodant et rassurant pour le public blanc. Un brave Oncle Tom, Louis Armstrong? Il est aussi permis de se dire qu’en intégrant et en « minant » le show business blanc de l’intérieur, « Satchmo » a surtout ouvert la voie pour tous les autres musiciens noirs après lui.

Dans la foulée, le jazz devient ainsi la bande-son des Années folles, dansant jusqu’à s’étourdir. Malgré la crise de 1929, il ne cessera d’élargir toujours plus son public. Véhiculé désormais par les big bands, il prône alors le swing, maître-mot de ce qui deviendra l’un des premiers mouvements culturels « jeune », d’avant la révolution rock. « It don’t mean a thing, if it ain’t got that swing », décrète Duke Ellington, en 1931. Autre géant de la musique, il composera l’une des oeuvres les plus marquantes et imposantes du siècle dernier…

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En fait, même la Seconde Guerre mondiale ne réussira pas à arrêter le jazz. Au contraire. En pesant de manière décisive sur la victoire finale, les Etats-Unis augmenteront encore un peu plus leur influence. Et permettront au virus jazz de se diffuser toujours davantage. Quitte à se diluer? Mené par des francs-tireurs comme Charlie Parker, le mouvement be-bop est une première réaction à cet éventuel affadissement. Il y en aura d’autres. Qu’elles viennent d’individualités aussi opiniâtres et rebelles que Miles Davis (auteur par exemple avec Kind of Blue du plus gros best-seller jazz de l’histoire). Ou qu’elles prennent la forme de révolutions aussi brutales que le free jazz. Proposée par des musiciens comme Ornette Coleman, la rupture n’est pas que musicale (l’impro prend le pouvoir). Au coeur des années 1960, marquée par le mouvement des droits civiques et la montée du black power, elle est aussi doublée d’un discours politique offensif.

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Cette « radicalité » laissera des traces. Retranché dans ses tentatives expérimentales, poussé dans le dos par le rock, le jazz va céder petit à petit du terrain. De musique populaire, il deviendra un artefact bourgeois, voire une passion d’intellectuels. A partir des années 1980, il est coincé dans une impasse créative. La décennie 2000 et la vague de piratage illégal ne vont pas arranger les choses: se vendant de moins en moins, le jazz devient une musique de répertoire…

Moribond alors, le centenaire? Pas forcément. Car les écoles de jazz continuent de faire le plein. Ces dernières années, une nouvelle génération a d’ailleurs repris possession du langage des anciens. Des jeunes musiciens (de l’Américain Kamasi Washington aux Anglais de GoGo Penguin) qui ont souvent découvert l’héritage jazz via le rap. Et de lui redonner ainsi une nouvelle pertinence. Jazz not dead

Un numéro collector

A l’occasion des 100 ans du jazz, Le Vif/L’Express publie un hors-série de 100 pages. Au générique, aussi bien les pionniers que les jeunes talents contemporains en passant par les héros mythiques du swing, du be-bop, du cool et du free. Un guide idéal, richement illustré, pour découvrir l’histoire passionnante du jazz mais aussi sa galaxie, comme ses labels incontournables, ses clubs de légende, ses albums clés, etc.

  • 1917-2017. Un siècle de jazz, hors-série du Vif/l’Express, 100 pages, couverture cartonnée. Egalement disponible avec le CD Best of jazz.
  • En vente dès le 9/03. Les abonnés reçoivent un bon de réduction de -3€ avec Le Vif/L’Express du 10 mars.

100 ans du jazz: l'improbable histoire du disque qui a amorcé une révolution musicale

>> Lire également: Compagnie du jazz, l’édito de Laurent Raphaël.

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