Laurent Raphaël

Ubérisation: après les taxis, les esprits

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Le mot « ubérisation » est dans toutes les bouches. Scandé avec panache par les uns, avec angoisse et mépris par les autres, ce néologisme symbolise la révolution économique en cours.

Une révolution dopée à Internet et aux nouvelles technologies, ces nappes de carburant auquel la double étincelle de l’économie collaborative et d’une envie de changer les meubles portée par la jeunesse a mis le feu. Dans le brasier, on distingue les contours d’un monde nouveau, ultra connecté, ultra nomade, ultra réactif. Un schéma directeur pour l’avenir qui enchante les amateurs de prix cassés et de confort à l’avenant (low-cost pour l’aviation ou les trains par exemple) comme les partisans d’une socialisation de proximité non standardisée (type BlaBlaCar ou Menu Next Door).

Revers de la médaille: les économistes redoutent l’avènement d’un modèle qui fabrique à grande échelle de la précarisation (certains agitent l’épouvantail de la fin du salariat) et du chômage (la logique « du producteur au consommateur » qui devient la norme est avare en main-d’oeuvre). Avec comme cerise déconfite sur le gâteau social, la fin programmée de l’Etat providence -ou ce qu’il en reste-, ses sources principales de revenus (impôts, taxes…) fondant comme neige au soleil de la mondialisation (petits revenus en ligne non déclarés, paradis fiscaux…) ou disparaissant tout simplement en même temps que les intermédiaires, sacrifiés sur l’autel de la géolocalisation, de la souplesse d’utilisation et des circuits courts.

Revers de la mu0026#xE9;daille de l’ubu0026#xE9;risation: les u0026#xE9;conomistes redoutent l’avu0026#xE8;nement d’un modu0026#xE8;le qui fabrique u0026#xE0; grande u0026#xE9;chelle de la pru0026#xE9;carisation et du chu0026#xF4;mage.

Dans le tumulte provoqué par ce remue-ménage, on en oublierait une autre facette plus souterraine mais pas moins déterminante de ces changements: l’ubérisation des esprits. De même que l’économie de marché a mis le pied à l’étrier de l’individualisme, le cadre économique en train de se dessiner accouche d’une génération aux préoccupations, aux valeurs et aux aspirations différentes de celles qui précèdent. On expérimente d’ailleurs tous les jours ces petites perturbations sans nécessairement les relier entre elles ni les associer à la grande mutation des idées en cours. Et pourtant elles nous contaminent, reprogramment nos cartes mères.

Quand un robot mis au point par Microsoft réalise un Rembrandt plus vrai que nature après avoir « digéré » l’ADN du maître, ce n’est pas simplement une prouesse informatique désincarnée. C’est notre rapport à l’art, au vrai et au faux, à la notion de perfection, voire à la beauté qui s’en trouve affecté. De même, quand des philosophes dénichent un auditoire à la marge du système académique grâce au tam-tam digital, comme Alain Badiou ou Michel Onfray, ce sont autant d’occasions de faire germer des graines atypiques là où hier tout était stérile ou sous contrôle. Leurs idées, bonnes ou mauvaises, trouvent une place dans le paysage mental qu’elles n’auraient pas eue précédemment.

Dans un registre plus militant, « Nuit debout » est aussi un élément perturbateur de la plastique cérébrale. Le mouvement de protestation profite largement des réseaux sociaux pour faire entendre une voix discordante dans l’espace public. Et contribue du même coup à redistribuer les cartes et le sens de la protestation, de l’engagement, de l’utopie. Toutes ces émanations spontanées provoquent des tensions aux coutures entre l’ancien et le nouveau « régime ». « « Nuit debout » serait un mouvement de bobos, écrit sur sa page Facebook le philosophe Laurent de Sutter. « Nuit debout » serait un mouvement promis à l’essoufflement. « Nuit debout » n’aurait rien à voir avec la politique. C’est vrai. Mais c’est précisément pour cette raison qu’il représente un événement réclamant fidélité plutôt que ricanement.« 

Le parallèle est tentant: là où l’économie « réelle » tend à se passer des grossistes et détaillants, l’économie symbolique qui sert d’engrais à nos convictions et délimite notre libre-arbitre court-circuite pareillement les piliers traditionnels que sont les partis politiques, les syndicats mais aussi l’école. L’homme de demain sera-t-il meilleur pour autant? Plus libre? Plus épanoui? Aucune app n’a réussi à ce jour à donner la réponse.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content