L’art dans le jeu vidéo, rencontre au sommet

Cérémonie de Sergey Kolesov, pour le jeu Dishonored 2. © DR
Michi-Hiro Tamaï Journaliste multimédia

Figé dans des expos rétrogaming redondantes, le jeu vidéo s’offre enfin une nouvelle vision muséale avec L’Art dans le jeu vidéo. L’événement célébrant les artworks du gaming révèle ainsi le travail clé d’artistes anonymes. Suivez le guide…

Le jeu vidéo tourne en rond. Dans son approche muséale, du moins. MuseoGames, Game Story, Video Game Story ou The 8bits Story (au Flashback Festival du Heysel), on ne compte plus les expos rétrogaming belges et françaises. Face à ces rassemblements aussi redondants que des pixels sur un tube cathodique, nul événement européen ne célébrait jusqu’ici la créativité du gaming. Entretemps, les Etats-Unis -moins conservateurs que nous- ont pris la main. Le Museum of Modern Art (MoMA) de New York honore ainsi plusieurs jeux dans sa collection permanente et The Art of Video Games recevait cette année les faveurs du vénérable Smithsonian American Art Museum.

Unique par son envergure et son propos, L’Art dans le jeu vidéo – l’inspiration française tombe donc à pic. L’exposition temporaire plantée au Musée Art Ludique de Paris brandit ainsi 800 esquisses préparatoires (dites artworks dans le jargon) de jeux entre autres piochés chez Ubisoft, Quantic Dream et Arkane Studios. « Le public pense souvent que tout est automatisé par ordinateur. Mais un jeu vidéo, c’est d’abord un crayon et un carnet de croquis qui guideront son développement sur plusieurs années. Sa densité artistique majeure vient de là, souligne Jean-Jacques Launier, commissaire de l’exposition et directeur du musée ouvert depuis deux ans. Dessin, peinture, sculpture, musique, scénario et interactivité: le jeu vidéo est un art total. Il est essentiel de montrer aux jeunes que les productions qu’ils aiment cachent sans doute les plus grands artistes contemporains de notre siècle. »

Exquise esquisse

En attendant Sotheby’s et Le Louvre (on peut toujours rêver), esquisses crayonnées, sculptures et autres aquarelles défilent sur un parcours de 1200 mètres carrés ponctué en sept chapitres. Si on y croise le travail BD de Benoît Sokal pour Syberia, la plupart des auteurs invités sortent pour la première fois de l’ombre pour s’y dévoiler au grand jour. « Lucie Mine, la sculptrice derrière les bustes de Dishonored 2, avait les larmes aux yeux quand elle a vu son travail exposé », sourit Jean-Jacques Launier. L’histoire ne dit pas comment Sergey Kolesov (du même jeu) a réagi lorsqu’il a vu son Cérémonie accroché sur un mur du musée. Toute première fresque préparatoire du très attendu first person shooter d’Arkane Studios, son oeuvre marque en tout cas la quatrième section de l’expo dédiée à la « réécriture de l’Histoire ». Sur plus de deux mètres de largeur, la toile criblée de détails résume les intentions du FPS. L’oeuvre vit par elle-même. Et on se surprend à y laisser courir son regard, comme sur un tableau classique.

Les portraits de Cédric Peyravernay et les sculptures de Lucie Mine, pour le jeu Dishonored 2.
Les portraits de Cédric Peyravernay et les sculptures de Lucie Mine, pour le jeu Dishonored 2.© DR

A l’avant-plan, dans l’ombre, un homme jeté à terre laisse passer une chaise à porteurs déplaçant un notable bedonnant. L’inégalité sociale transpire de cette scène claire-obscure. L’époque coloniale s’y édente de pointes technologiques évoquant une révolution industrielle revisitée. Toute uchronique et SF soit-elle, l’oeuvre a été influencée par les Ambulants, mouvement réaliste russe du XIXe siècle. « Réécrire l’Histoire est une section de l’expo à laquelle nous n’avions pas pensé initialement. Elle s’est imposée d’elle-même lorsque nous préparions ce projet, se souvient Jean-Jacques Launier. D’Assassin’s Creed à Soldats Inconnus: Mémoires de la Grande Guerre, les 2000 ans d’Histoire de notre continent ont clairement eu un impact sur le jeu vidéo français. »

Presque exclusivement tournée vers des productions hexagonales, l’expo rappelle habilement que la french touch dans le jeu vidéo n’est pas morte dans les années 90 avec Delphine Software. Le péril jeune de Life is Strange de Dontnod Studios. Les productions hyper-cinématographiques de David Cage (Heavy Rain, Beyond Two Souls). La réflexion sur la mort de Child of Light chez Ubisoft. Toute proportion gardée et au-delà de la sphère indé, le pays de Rayman compte un nombre inhabituel de studios investissant des moyens financiers substantiels dans des productions intégrant réflexion et sensibilité. Nettement plus en tout cas que chez des mastodontes américains comme Electronic Arts ou Activision.

Formidable fresque graphique ressemblant à une BD, Mémoires de la Grande Guerre témoigne avec force de ce jeu à la française. Le titre d’Ubisoft, qui plongeait avec une rare humanité -et un gameplay solide- dans la Première Guerre mondiale, explique ainsi dans les allées de l’expo que ses personnages ne montrent jamais leurs yeux. Le tout pour évoquer l’aveuglement des gens de l’époque qui ne voulaient pas voir la guerre en face. Seuls regards dévoilés, ceux des animaux et enfants, innocents. « Au Japon, les ponts entre des artistes comme Hokusai et les mangas puis les jeux vidéo sont évidents, détaille Jean-Jacques Launier. Le jeu vidéo à la française est une suite logique de notre bande dessinée qui a été influencée par des grands illustrateurs français du XIXe siècle comme Gustave Doré ou Honoré Daumier. »

Dessin préparatoire de Sokal, pour le jeu Syberia.
Dessin préparatoire de Sokal, pour le jeu Syberia.© DR

Ombres au tableau

L’Art dans le jeu vidéo – l’inspiration française boude malheureusement le travail graphique essentiel de Jacques Raynal, honoré d’une Légion d’honneur pour Alone in the Dark (1992). Intégré dans la collection permanente du MoMA, l’Another World (1991) d’Eric Chahi est également aux abonnés absents. Un parti pris pour Jean-Jacques Launier, « par manque de place mais aussi pour éviter l’effet rétrogaming ». A noter tout de même que les incroyables masques tribaux du From Dust de Chahi répondent bien à l’appel.

Autre déception, les références aux certains peintres et mouvements artistiques manquent cruellement. Au détour d’un commentaire (via l’audioguide, principalement), Edward Hopper est cité face aux décors de Heavy Rain. On apprend de la même manière que les peintres espagnols baroques du XVIe et du XVIIe ont influencé le travail sur la lumière d’Assassin’s Creed Unity. Mais l’expo ne va pas vraiment plus loin. On regrette également de ne pas pouvoir identifier l’influence exacte des artworks sur le jeu final (aucune comparaison n’est faite). Ces réserves mises à part, difficile toutefois de bouder son plaisir.

De l’espace dédié à l’Atelier d’artistes à celui rendant hommage au 7e art, le parcours déploie ainsi une scénographie tapissée de rétroprojections sur plaques, dessins originaux et projections classiques. S’il est étrange de s’extasier face à des croquis de jeux qu’on n’a pas forcément appréciés, les sections de l’événement dédiées aux voyages et aux portraits de héros cultivent le gamer. On apprend ainsi que la direction artistique de Far Cry 4 a sérieusement changé après un voyage in situ au Népal. La fourrure des premières esquisses des personnages du jeu a dû laisser la place à des T-shirts occidentalisés… On croise également des esquisses des Killer Freaks, version gore et violente des Lapins Crétins qui n’a jamais dépassé le stade du projet. Fluide, la visite immerge même le curieux dans un spectaculaire écran semi-sphérique pour une balade dans les rues du Paris d’Assassin’s Creed Unity.

Le Paris futuriste de Paul Chadeisson pour le jeu Remember Me.
Le Paris futuriste de Paul Chadeisson pour le jeu Remember Me.© DR

L’Art dans le jeu vidéo et sa vingtaine d’interviews vidéo spécialement conduites pour l’occasion braque non seulement ses projecteurs sur des artistes dont le travail se meurt habituellement au fond d’une armoire de développeur -ou au mieux dans l’artbook collector d’un blockbuster. Mais elle met aussi en avant des personnalités noyées dans des équipes de plusieurs centaines de personnes. Des hommes préhistoriques de Christophe Messier pour Wild (le nouveau projet de Michel Ancel) au Paris futuriste et glauque de Paul Chadeisson sur Remember Me en passant par les portraits sans concession de Cédric Peyravernay sur Dishonored 2, des noms ressortent.

Mieux que Koons et Banksy?

Cette « revanche » est d’autant plus marquante que le travail graphique de ces artistes ne se retrouve jamais tel quel dans le jeu fini. Frustrant? « Pas forcément car le gaming est un travail collectif dont la dynamique pourrait être comparée à celle de bâtisseurs de cathédrales, observe Jean-Jacques Launier, ex-pubeux qui a notamment géré la direction artistique des affiches françaises de Tarantino pour Pulp Fiction. Si frustration il y a, elle vient plutôt du tir nourri dont est encore victime le jeu vidéo sur des questions de violence notamment. J’imagine que ce n’est pas facile à entendre pour ces artistes. »

Exception qui confirme la règle, les Lapins Crétins d’Ubisoft ont dépassé la sphère du gaming pour gagner la pop culture, à la télé, dans les cartables et sur des boîtes de soda. De quoi rappeler que hormis quelques rares titres comme Season After Fall, la plupart des productions exposées au Musée Art Ludique dépassent allègrement la barre des 20 millions d’euros de budget. « Dans l’histoire de l’art, les plus grands artistes avaient toujours des commanditaires qui les payaient. Aujourd’hui, ils sont remplacés par les gamers qui achètent des jeux vidéo. Ces illustrateurs travaillent certes pour de gros éditeurs, mais ils sont beaucoup moins commerciaux que de nombreux artistes qui créent des polémiques pour vendre, conclut en fulminant Jean-Jacques Launier. Banksy s’attaque aujourd’hui à l’empire Disney avec son pseudo parc d’attractions, mais il vend ses pochoirs à 800.000 euros. Jeff Koons vend des oeuvres qu’il n’a même pas créées. Faut pas nous prendre pour des andouilles… »

L’ART DANS LE JEU VIDÉO – L’INSPIRATION FRANÇAISE, JUSQU’AU 06/03 AU MUSÉE ART LUDIQUE DE PARIS (CITÉ DE LA MODE ET DU DESIGN). DE 12,50 À 15,50 EUROS. WWW.ARTLUDIQUE.COM

Musées: jeux vidéo admis?

L'art dans le jeu vidéo, rencontre au sommet
Après avoir drainé une foule d’expos itinérantes, le jeu vidéo pose doucement ses valises dans des musées permanents dédiés à son histoire. Le Computerspielemuseum de Berlin rassemble ainsi 25.000 pièces originales tandis que le Vigamus de Rome s’étend sur 1000 mètres carrés. Aux USA, l’exposition itinérante du Videogame History Museum emménage actuellement dans un gigantesque espace de 10.000 mètre carrés à Frisco, tout près de Dallas au Texas. Le Strong National Museum of Play à Rochester abrite également une large collection, tout comme le Nexon Computer Museum vient d’ouvrir quatre étages dédiés au sujet sur l’île tropicale de Jeju en Corée. Rien de similaire en Belgique et en France malheureusement… Le Musée du jeu vidéo du toit de la Grande Arche de la Défense à Paris n’a ainsi duré que deux semaines et Philipe Dubois, président de MO5 à qui l’on doit l’excellente Game Story, se bat toujours pour trouver un espace muséal permanent dans la capitale française.

Proun

L'art dans le jeu vidéo, rencontre au sommet

Clin d’oeil immédiat aux tableaux de Lazar Lissitzky (voir Lissitzky’s Revenge), Proun file sur un monorail hypnotique semé d’embûches. Objectif? Eviter des obstacles géométriques qui semblent échappés d’un tableau abstrait en effectuant sans cesse des rotations à 360 degrés. Les jeux de couleur et quadrillage louchent aussi gentiment vers Mondrian.

(JOOST VAN DONGEN)

140

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Jeu de plateforme 2D épique et hardcore, 140 demande au joueur d’écouter sa bande-son pour progresser. Certaines pistes rythmiques du morceau donnent par exemple des indices sur l’instant où une plateforme enjambant un gouffre apparaîtra. Les graphismes épurés aux formes géométriques renvoient directement à certains artistes cubistes, parmi lesquels Robert Delaunay.

(JEPPE CARLSEN)

Lissitzky’s Revenge

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Artiste russe incontournable des années 20, El Lissitzky cristallisait l’abstraction révolutionnaire soviétique via son travail graphique. Sa célèbre affiche de propagande Battez les Blancs avec le Triangle rouge se transforme en shoot them up sur Lissitzky’s Revenge. Triangle rouge contre cercle blanc. Courage camarade!

(ATELIERS GAMES/CHRISTOPHER TOTTEN)

Echochrome

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Echochrome revisite les célèbres escaliers impossibles de Maurits Cornelis Escher dans une version hyper-minimaliste. Comme l’artiste hollandais, le titre japonais se joue des illusions d’optique et des perspectives pour nourrir son gameplay tout en casse-tête. La relecture est douée puisque pour sortir d’une structure faite d’un dédale de blocs, il faut la faire pivoter et ainsi changer d’angle de vue.

(SCE JAPAN STUDIO)

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