Wendy Guerra

À la Havane, où elle vit depuis sa naissance en 1970, Wendy Guerra évolue dans un nuage de silence, ou bien d'invisibilité. © © ADALBERTO ROQUE

Fille cachée de Gabriel Garcia Márquez et d’Anaïs Nin, Wendy Guerra réinvente le genre du journal intime dans des romans très personnels, geste de résistance au régime qui étouffe la société cubaine.

« Il y a à Cuba une énigme autour de ma personne: avant, j’étais présentatrice à la télévision, puis j’ai été censurée, et du jour au lendemain, j’ai disparu des écrans. Depuis, il y a l’idée qu’il s’est passé quelque chose à mon sujet. Mais l’accès à l’information étant ce qu’il est sur l’île, les gens pensent que je suis partie, que j’ai dû quitter le pays. Ça reste un mystère. » Wendy Guerra est une romancière fantôme. Très connue dans les rues de Madrid et de Mexico, traduite dans une dizaine de langues dont le français, celle qui a un temps été présentatrice sur la chaîne locale Canal 49 (1) en plus d’être poète et cinéaste, n’a vu à ce jour aucun de ses cinq romans publiés chez elle, à Cuba. Des photocopies pirates de ses livres circulent bien çà et là. « Mais la contrebande, il ne faut pas se leurrer: ça concerne la viande avant la littérature!« , sourit-elle ce matin-là à Bruxelles, voix légèrement cassée et débit nerveux dont les multiples expressivités passeraient bien dans un film de Pedro Almodovar.

À la Havane, où elle vit depuis sa naissance en 1970, Wendy Guerra évolue dans un nuage de silence, ou bien d’invisibilité. Quel écrivain est-on quand sa voix est inaudible dans son propre pays? C’est d’autant plus troublant qu’à l’étranger, on la présente partout comme une auteure cubaine. De quoi en faire le caractère premier, déterminant, de son identité d’écrivain. « Je vous répondrais que c’est le cas, et que je n’ai pas le choix. Être cubain, c’est une attitude face à la vie. On est très seuls, perdus au milieu des Caraïbes. Autour de nous, il n’y a rien. Que des idéologies et de l’eau. Alors on se parle à soi-même, et on attend les ouragans. Nous avons cette partition à l’intérieur de nous, la cubanidad: une espèce de jeu constant, et très musical, entre la douleur et la joie. »

Rejeter l’uniforme

L’héroïne de son nouveau livre, Un dimanche de révolution, lui ressemble beaucoup: poétesse et écrivaine, Cleo cherche sa place. Soupçonnée de dissidence sur l’île communiste, elle est perçue comme une possible espionne cubaine à l’étranger. Désespérément seule depuis la mort accidentelle de ses deux parents, elle entame une liaison brûlante avec un acteur américain qui prépare un film hollywoodien sur Cuba et détient des informations qui viendront remettre en cause l’histoire de ses origines -l’identité de son père en particulier. « Dans le socialisme, personne ne connaît le passé qui l’attend« , écrit Wendy Guerra dans un beau roman qui retrouve les thèmes récurrents de son travail (la résistance au régime socialiste, la solitude, mais aussi le désir, le corps féminin, la poésie) et sonde, entre ironie et mélancolie, la manière dont une dictature de velours et à bout de souffle tente toujours de régenter les existences -jusqu’à l’absurde parfois. « Je vis dans une société où la vie privée n’existe pas. Je vais donner un exemple concret: à Cuba, les murs d’enceintes des maisons ont une hauteur déterminée, réglementée, et ce pour que le comité de défense de la révolution puisse regarder à l’intérieur. Si jamais il t’arrive de surélever ton mur, des gens seront envoyés aussitôt pour le détruire. C’est ça, la réalité: le régime a légalement le droit de regarder chez toi ce qui s’y passe. »

L’écriture offre mille et une possibilités de résistance. Celle de Wendy Guerra consiste sans doute pour partie à utiliser les pages de ses propres journaux intimes, tenus depuis l’enfance -matériau brut qu’elle raffine, détourne et intègre ensuite insidieusement à ses fictions. Une manière de dire « je » dans une société où l’on déconseille avant tout d’être unique. « Écrire à la première personne du singulier, pour moi, c’est bien sûr rejeter l’uniformité. Mais il y a aussi dans ce « je » quelque chose qui lutte contre l’absence de possibilité de confession: l’épanchement de soi n’est pas une chose qui puisse exister dans la République socialiste… » S’exposer, au féminin singulier: c’est en fait devenu un tropisme d’écriture pour cette inconditionnelle d’Anaïs Nin (dont le père était cubain), à qui elle consacrera d’ailleurs un livre, sorte de journal apocryphe, Poser nue à la Havane, en 2010. « Anaïs Nin a appris à toutes les femmes à dire ce qui devait auparavant rester caché, à engager la pudeur. »

Objets hybrides au montage très personnel, les romans de celle qui a été la protégée de Gabriel Garcia Márquez (après avoir suivi l’un de ses cours intitulé « Comment écrire une histoire? ») peuvent suivre une trame sentimentale, passer soudainement d’une scène de sexe torride à des pages renversantes sur ce que vivre seule veut dire, intégrer des recettes de cuisine -ou, bien sûr, des poèmes, absolument nécessaires, de son propre aveu, à son équilibre émotionnel. D’un abord léger, ce sont des livres qui possèdent ensuite leur petite perturbation fatale, un peu comme chez Françoise Sagan. « J’aime comparer mes romans à un voyage en famille, au soleil, sur la plage: on porte tous un beau petit maillot de bain, mais on y discute de thèmes hypersérieux et qui au final vont marquer tout le monde. »

Un dimanche de révolution se termine en l’occurrence sur le rapprochement spectaculaire des États-Unis d’Obama et du régime de Raoul Castro, et sur l’annonce de l’assouplissement de l’embargo. Dans le livre, cela ne ressemble pas forcément à un happy end. Plutôt au portrait d’un moment chargé d’espoirs en demi-teinte. « Ça fait totalement partie de mon rôle de citoyenne de témoigner de ça, pour la simple et bonne raison que l’État cubain ne fait pas ce travail d’archivage et de témoignage historique, il n’y a chez nous qu’une histoire du mensonge. C’est indispensable qu’on contribue tous à Cuba à créer cette mémoire collective vraie. » Une autre forme de révolution?

(1) Guerra sera brutalement débarquée de l’antenne en 2006 après avoir fait état de l’opposition de conseillers municipaux de Santa Rosa de Copán à un projet d’infrastructure sportive pour les jeunes dans son émission Denuncias 49.

Un dimanche de révolution de Wendy Guerra, éditions Buchet Chastel, traduit de l’espagnol (Cuba) par Marianne Millon, 216 pages.

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