Utoya, de l’intérieur: « Je voulais restaurer la mémoire collective des victimes »

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Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Le cinéaste norvégien Erik Poppe envisage l’attentat terroriste d’Utoya, en juillet 2011, du point de vue des victimes. Et signe un drame immersif aussi fort que secouant…

Erik Poppe ne craint à l’évidence pas les entreprises délicates: après 1,000 Times Good Night, un drame inspiré de sa propre expérience de photographe de guerre, le voilà qui s’empare dans Utoya 22. juli de l’attentat qui devait frapper la Norvège en juillet 2011, lorsqu’un terroriste d’extrême droite, Anders Breivik, fit exploser une bombe à Oslo avant de se livrer à un carnage sur l’île d’Utoya, théâtre d’un camp d’été de jeunes progressistes, faisant 77 victimes au total. Un sujet casse-pattes par excellence, dont le cinéaste norvégien s’acquitte avec maestria. « Je me suis bien sûr posé des questions avant de me lancer dans un projet présentant des défis techniques comme éthiques, explique-t-il au lendemain de la projection officielle du film à la Berlinale. Pendant un an et demi, j’ai rencontré des survivants afin d’écouter leur histoire, de même que le responsable de l’enquête policière, et j’ai consulté tout ce qui avait été rassemblé sur le sujet, pour évaluer s’il serait possible de transformer cette histoire en film. J’étais sceptique, comme vous pouvez l’imaginer: je n’étais pas intéressé par un traitement cinématographique traditionnel, mais je me demandais s’il y aurait moyen de s’insinuer dans l’état d’esprit qui fut celui des victimes, d’essayer de le montrer et de le comprendre. Et de poursuivre: Après les attentats, l’attention s’est portée toujours plus vers d’autres éléments, comme pour nous protéger d’un tel acte. Je voulais restaurer la mémoire collective des victimes et leur rendre le 22 juillet, et j’ai fini par entrevoir une solution consistant à montrer une histoire intégralement racontée du point de vue des jeunes gens qui se trouvaient sur cette île. J’ai assuré les survivants que je tiendrais compte de leurs remarques. Ils m’ont surtout dit ce dont ils ne voulaient pas -un film spéculatif- et ça a fortifié le projet. Certains d’entre eux ont été associés à la production, commentant le scénario et le casting, avant d’être plus impliqués encore au moment du tournage. »

Utoya, de l'intérieur:

Immersion totale

Le point de vue des victimes, Erik Poppe donne à le partager à l’aide d’un dispositif immersif -soit, passé la mise en place, un suffocant plan-séquence tendu sur 72 minutes (l’exacte durée de la fusillade), pendant lequel le spectateur éprouve le ressenti d’une jeune fille tentant de survivre à l’attaque. Une gageure en termes de mise en scène, cela va sans dire, a fortiori avec des comédiens dont c’était, le plus souvent, la première expérience. Autant dire que le tournage ne fut pas de tout repos, la réussite de l’entreprise étant toutefois à ce prix. « Une des difficultés majeures consistait à les préparer à passer par ce traumatisme. Il fallait que l’on puisse croire à chacun d’entre eux, et qu’ils expriment des émotions que l’on demande généralement à des acteurs chevronnés. C’était un défi, qui nécessitait du temps. Nous avons finalement eu trois mois de répétitions, organisées comme au théâtre: scène après scène, jouées dans leur entièreté vu qu’on allait tourner un plan unique. Nous sommes aussi allés dans un studio non loin d’Oslo, où on a tout recréé avec les distances existant sur l’île, pour voir comment ça pourrait fonctionner. Et puis, la dernière semaine, nous nous sommes rendus sur place, pour les éléments techniques. Enfin, nous avons disposé de cinq jours de tournage, à raison d’une prise par jour, après quoi les comédiens étaient complètement lessivés émotionnellement, il n’y avait plus moyen de faire quoi que ce soit… »

S’il y a là une incontestable prouesse technique, le film évoquant à certains égards Le Fils de Saul de László Nemes ou Elephant de Gus Van Sant, point de coquetterie déplacée pour autant, ce tour de force de mise en scène contribuant au sentiment de réalisme dispensé par l’entreprise, mais aussi à l’impact de Utoya 22. juli. Sans conteste déstabilisante, cette expérience de cinéma total pourrait aussi se parer de vertus dessillantes: « Nous voulions porter un regard artistique sur ces événements, et en montrer le fil émotionnel. On ne pourra jamais totalement comprendre, mais en se rapprochant au plus près de cette réalité, de cette douleur aussi, on peut apprendre quelque chose. Et en tirer un soulagement mais également des questions: un film n’a pas à apporter de solution, mais il peut laisser le spectateur avec des interrogations, notamment sur ce qu’il y aurait lieu de faire pour éviter qu’un tel drame ne se reproduise… »

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