Aronofsky: « Tout ce que je veux, c’est que les gens me sifflent ou m’acclament »

Mother! comporte plus de 66 minutes de gros plans sur le visage de Jennifer Lawrence. © Niko Tavernise
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Fulgurant et poussif, homérique et grotesque, affolant et risible: Darren Aronofsky, le réalisateur de Requiem for a Dream et Black Swan, nous dit tout sur son nouveau film-monstre, Mother!.

Depuis sa présentation à Venise, où il a été massivement conspué, puis Deauville, Mother! déchaîne les passions sur la Toile et ailleurs, entre contempteurs féroces et fiévreux panégyristes. Si l’objectif était de créer l’événement, sûr que l’opération est réussie. Et difficile en effet de penser que tout ici n’a pas été mis en place pour faire bouillir la marmite du buzz rougeoyant. C’est d’abord Darren Aronofsky en personne qui, sur le modèle d’Alfred Hitchcock à l’époque de Psycho, s’évertue à garder l’intrigue de son film la plus secrète possible. C’est ensuite Jennifer Lawrence, de tous les plans de Mother! ou presque, qui déclare à qui veut l’entendre qu’à sa lecture, elle a fini par balancer le scénario à l’autre bout de la pièce avant d’informer son futur réalisateur et compagnon à la ville qu’il était atteint de sérieux problèmes psychologiques. Puis ce sont ces rumeurs et autres bribes d’informations affleurant çà et là qui dessinent les contours d’une oeuvre en forme de long chemin de croix moralement (très) gratiné.

Il n’en faut évidemment pas tant pour susciter attente et curiosité. Mais une fois dissipé le nuage de mystère, qu’en est-il de cet obscur objet du désir qu’Aronofsky lui-même définit comme un grand « mix d’écrans de fumée et de jeux de miroirs« ? Thriller psychologique aux accents horrifiques, Mother! débute sur le mode du drame intimiste: d’un côté un quadra autoritaire (Javier Bardem), romancier déserté par les idées, de l’autre sa compagne attentionnée (Jennifer Lawrence), jeune femme occupée à consolider leur foyer. Couple dont l’équilibre fragile va être mis à l’épreuve par l’arrivée de deux visiteurs inattendus, soit la première d’une longue série d’incursions, de plus en plus franches, dans leur bulle domestique.

Mythes et masques

À l’instar d’un Flaubert assurant que sa Bovary c’est lui, Aronofsky ne s’est jamais caché du fait que son ego était présent dans les protagonistes de chaque film qu’il a imaginé. « Je suis la ballerine de Black Swan, je suis le lutteur de The Wrestler… » Impossible, dès lors, de ne pas voir derrière le masque de cet écrivain démiurge en berne d’inspiration épaulé par sa jeune muse un nouvel autoportrait en creux. Dans un premier temps, du moins. Car le cinéaste doublé d’un ardent environnementaliste préfère se reconnaître dans cette femme aimante et protectrice, figure nourricière livrée en pâture aux instincts destructeurs des hommes. Et tremplin vers une multiplication quasiment infinie de niveaux de lecture possibles… « Deux livres m’ont inspiré ce récit: La Genèse et L’Apocalypse. Toute ma filmographie est traversée d’éléments bibliques. J’aime l’idée de recourir aux grands mythes anciens afin de décrypter le monde dans lequel on vit. À travers Mother!, je voulais aborder la question de l’Histoire de l’humanité sur Terre. Le film est à prendre comme un conte spéculaire. La Nature est notre mère à tous et nous n’avons de cesse d’en épuiser les ressources, de la piller, de la violer, de la martyriser. »

Jennifer Lawrence et Darren Aronofsky sur le tournage de Mother!
Jennifer Lawrence et Darren Aronofsky sur le tournage de Mother!© Lynsey Addario

Ironie du calendrier, cette dimension écologique implantée au chausse-pied résonne avec d’autant plus d’évidence que la sortie du film intervient au lendemain des raids dévastateurs d’Irma et Harvey sur la Floride et le Texas. « On parle d’un type d’ouragan à l’ampleur telle qu’il n’est censé se manifester qu’une fois tous les cent ans. Et là ils sont deux à avoir sévi en moins de quinze jours… Comment ne pas y voir un inquiétant signal d’alarme, l’expression d’une puissante colère suite à nos maltraitances? Nous vivons une époque délirante. Alors que nous serons bientôt huit milliards d’êtres humains à cohabiter, nous faisons face à des défis dont nous ne mesurons pas encore l’importance. Les écosystèmes s’effondrent et les espèces disparaissent à un rythme inédit. Nous vivons dans le déni. »

Partagé de son propre aveu entre l’angoisse et l’impuissance face à cet état de fait, Darren Aronofsky s’est souvenu de la coupure de courant ayant frappé le sud de Manhattan suite au passage de l’ouragan Sandy au moment d’écrire un premier jet qu’il boucle en à peine cinq jours. « La trame du film m’est venue dans un éclair. Je voulais raconter l’histoire d’un couple rattrapé par ses problèmes relationnels mais dans l’optique de développer quelque chose de beaucoup plus vaste mêlant amour, dévotion et sacrifice. Je pense qu’il faut une dimension émotionnelle à hauteur d’hommes et de femmes pour qu’un film fonctionne, des visages auxquels on puisse s’identifier. J’avais besoin de réalisme pour élaborer cette parabole universelle qui est le véritable enjeu de Mother!. »

Le bruit et la fureur

Personnage à part entière du film, la maison isolée qui lui sert de cadre quasi exclusif est le point de rencontre vivant, organique, de la brouette de correspondances allégoriques que convoque un Aronofsky plus gourmand -et donc moins subtil- que jamais: ici la panne créative renvoie donc à l’impuissance sexuelle, la maternité à notre mère la Terre, le couple au Jardin d’Éden… Catastrophes climatiques, drame des réfugiés, terrorisme: tous les grands maux actuels de la planète semblent métaphoriquement conviés dans le bruit et la fureur. Ad nauseam. « Mother! suit la logique d’un rêve, d’un flip psychologique. Il ne faut pas chercher à tout expliquer« , se plaît à répéter le cinéaste. D’accord, mais alors pourquoi truffer l’affaire de symbolisme lourdingue et sursignifiant? Relativement beau joueur, Aronofsky botte néanmoins en touche. « Je ne pense pas que le film pèche par excès de symbolisme, ni d’ailleurs que ça explique les réactions très tranchées qu’il suscite. La vérité est qu’il s’agit là d’un objet singulièrement agressif, je suis le premier à le reconnaître, et que tout le monde n’a pas envie de se prendre une grosse baffe dans la figure en se rendant au cinéma. Les huées sont tout à fait compréhensibles. En un sens, il s’agit même d’une réaction appropriée. »

Et l’animal, visiblement amusé, de prolonger sa réflexion en remontant le fil de ses souvenirs: « J’aime bousculer les habitudes. Quand vous jouez avec les limites de ce qui est acceptable, quand vous cherchez à sortir le spectateur de sa zone de confort, vous créez des mécontents, c’est inévitable. On ne s’en souvient pas forcément aujourd’hui mais Requiem for a Dream m’a valu mon lot de critiques haineuses à l’époque, et The Fountain a bien failli ne jamais sortir en Europe après la volée de bois vert qu’il avait récoltée à la Mostra. C’est une chose à laquelle je suis désormais rompu. Et mieux, je suis excité à l’idée que les gens se déchirent à propos de mon travail. Vous savez, mon père m’a récemment rappelé qu’au moment de sortir Pi, mon tout premier long métrage, je lui avais dit que tout ce que je voulais c’était que les gens me sifflent ou m’acclament. C’était il y a près de 20 ans. Au fond, rien n’a changé. Il faut croire que l’entre-deux ne m’a jamais vraiment intéressé (sourire). »

Deauville, les temps forts
A Ghost Story de David Lowery.
A Ghost Story de David Lowery.

Avec Laura Dern, Robert Pattinson, Jeff Goldblum, Michelle Rodríguez ou Woody Harrelson, Darren Aronofsky était l’un des invités phares de la 43e édition du Festival du Cinéma Américain de Deauville, en marge d’une compétition misant pour sa part sur les jeunes pousses du ciné indépendant US. Déjà remarqué à la Quinzaine cannoise en mai dernier, l’intense The Rider de Chloé Zhao, incursion très… aronofskienne -période The Wrestler– dans l’univers du rodéo, s’est vu couronner du Grand Prix du jury emmené par Michel Hazanavicius. Mais la vraie sensation de cette cuvée 2017 est venue du sidérant tour de force de David Lowery, A Ghost Story. Soit une méditation poétique sur la perte, la mémoire, le temps et notre présence au monde à vivre comme une expérience de cinéma totale, envoûtante variation sur le motif éculé de la maison hantée où le fantôme est figuré de manière littérale: un grand drap blanc avec deux trous. Mutique, contemplatif, jamais là où on l’attend, le film, dont l’une des plus belles vertus est sans doute de ne ressembler à aucun autre, y fait aussi la nique à Terrence Malick sur son propre terrain, celui du trip élégiaque aux accents de paradis perdu. Le tout sous l’aura bienveillante de Virginia Woolf. En un mot comme en cent: fascinant. A Ghost Story rafle trois récompenses: Prix de la révélation, Prix de la critique mais aussi Prix du jury, qu’il partage avec le Brooklyn Yiddish de Joshua Z Weinstein, enthousiasmante plongée au coeur de la communauté juive ultraorthodoxe new-yorkaise. Seul le très consensuel Gifted de Marc Webb, auréolé du Prix du public, fait figure d’anomalie au palmarès d’une édition de très bonne tenue où s’est encore distingué, dans la section « Les Docs de l’Oncle Sam », le titanesque road-movie documentaire de Jean-Baptiste Thoret consacré au déclin de la contre-culture et à la fin des utopies US des années 60/70: We Blew It.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content