Ailefroide: Jean-Marc Rochette à son sommet

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Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

On connaissait Jean-Marc Rochette peintre, sculpteur, dessinateur et auteur de BD. On le découvre grimpeur dans un roman (autobio)graphique qui fera date. Que la montagne est belle!

« C’est ce jour-là que je suis tombé amoureux de la montagne. C’était la beauté absolue. » Ce jour-là, cette planche-là, Jean-Marc Rochette était encore un petit garçon, bien loin du dessinateur, pilier des magazines Actuel, (À Suivre) ou L’Écho des Savanes, qu’il deviendra plus tard. Un petit garçon qui s’ennuie comme un rat mort à Grenoble, qui vit seul avec sa mère, qui se sent seul, mais qui soudain, au détour d’une marche et d’un panorama, est littéralement foudroyé. « Et je n’avais qu’une idée en tête: monter. Monter tout en haut. » Un demi-siècle plus tard, ce souvenir et toutes les escalades qui suivront forment le coeur et les poumons de ce qu’il faut bien appeler son chef-d’oeuvre: Ailefroide, pic le plus haut et le plus abrupt du massif des Écrins, qui donne son nom et toute sa symbolique à ces 280 planches d’une extraordinaire maîtrise. Et d’une beauté organique tout simplement soufflante dès que Rochette dessine la montagne. Ses montagnes. Qu’il dessine comme personne avant lui. « On a toujours fait preuve, en bande dessinée, d’une grande retenue émotionnelle. Or je pense qu’on peut aller plus loin dans l’affect. Quand Taniguchi dessine la montagne, quand Hergé dessine la montagne, ils sont tout en retenue. Je voulais quelque chose d’un peu plus rude, de plus expressionniste, tant dans l’image que dans le texte. Et je voulais que cette BD exprime ce double regard: celui du peintre, et celui du grimpeur. »

Retrouver le rythme

Jean-Marc Rochette avait perdu, ces dernières années, le goût de la bande dessinée: « La motivation était un peu perdue, j’avais réalisé quelques BD qui n’étaient pas dans mon axe, des BD comiques, alors que je ne suis pas si comique. Or la bande dessinée, c’est comme la marche en montagne, faut être très motivé: c’est long, il faut garder le rythme, et le bon; trop vite on s’étouffe, trop lentement on n’en finit plus. » Mais en 2013, après un exil à Berlin et des années exclusivement consacrées à la peinture, le succès du film Transperceneige, adapté de la BD éponyme qu’il avait dessinée 30 ans plus tôt, relance sa carrière et ses motivations: il en dessine la suite, Terminus, et s’apprête désormais à en achever le prequel, qu’il sortira au moment de la sortie de Transperceneige en série télé, actuellement en production à Hollywood. Une nouvelle spirale du succès qui l’a incité à se lancer aussi dans ce grand oeuvre qu’est Ailefroide, bâti autour de sa vie et de ses anecdotes de grimpeur « qui, très longtemps, n’ont intéressé personne dans le monde de l’édition!« , mais pas seulement. Si le récit est construit autour de la « liste de courses » qui devait faire de lui un guide de haute montagne, rêve fauché par un terrible accident qui lui coûtera aussi six incisives, une canine, deux prémolaires et une mandibule fracturée, Ailefroide est aussi un récit d’initiation, une étude sur son rapport au dessin et à la peinture, ou encore un formidable cri d’amour à sa mère, veuve et dure comme la face nord d’Ailefroide: « Presque une métaphore de ce qu’elle fut: elle a beaucoup donné d’une main, mais de l’autre elle m’a fait comprendre que la vie était une tartine de clous. Et elle avait raison. Je crois que c’est ça que raconte ce livre, son sujet central: la beauté, plus forte que la lourdeur de la vie. La quête du sens de l’existence par la recherche de la beauté. »

Logique et abstraction

Ailefroide: Jean-Marc Rochette à son sommet

Cette beauté, mêlée de dureté, s’incarne presque à chaque page dans sa représentation de la montagne. Une montagne que Rochette attaque comme un peintre, à la manière des tableaux de Soutine (l’un d’eux ouvre d’ailleurs Ailefroide); « Soutine est un peintre de la matière, de la structure. Cette énergie qu’il met dans les arbres, dans les envolées du réel… Un maître, si ça veut dire quelque chose. » Des influences en tout cas extrêmement picturales, qui se mêlent ici, à merveille, à son vécu de grimpeur: « La montagne, je l’avais peinte, mais jamais à ce point-là. Et dans la montagne, il y a une logique, des formes, que ceux qui n’en font pas ne voient pas. Un grimpeur voit les tensions, les socles, les points de force ou de faiblesse, les zones blanches… Graphiquement, la montagne devient une abstraction avec du sens. Et elle est bien plus immersive en BD que sur une toile, on y emmène le lecteur avec soi. J’ai fait lire le livre à mon ami Jacques Tardi, quelqu’un de très éloigné de l’escalade et des sommets. Il m’a dit qu’il a eu peur. Je me suis dit que si lui s’était vraiment senti dans les montagnes, ça peut marcher. » On le rassure et confirme: à chaque escalade sa tension, dans la crainte plus que l’attente de l’accident, parfois d’un mort. Son formidable récit ne laissera donc personne indifférent, y compris ceux qui n’ont jamais atteint un sommet montagneux autrement que sur un tire-fesses, à l’image peut-être des deux réalisateurs qui ont d’ores et déjà pris option pour une adaptation ciné: « Il y a sans doute dans Ailefroide un superbe rôle pour une actrice, et je n’ai émis que deux demandes: qu’on respecte les noms des personnages, qui n’en sont pas, et le lieu de tournage. Ça doit se passer dans ce massif-là, dans le Dauphiné et les Écrins. C’est le seul endroit où ça doit se faire: on ne peut pas mal le filmer. C’est impossible. »

Ailefroide, altitude 3 954, de Jean-Marc Rochette et Olivier Bocquet, Éditions Casterman, 296 pages. ****(*)

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