Road to nowhere

© HANNES SCHÜPBACH

Dans En route vers Okhotsk, Eleonore Frey nous entrouvre l’existence d’êtres en creux pour qui voyager sur place est une autre façon de s’apprivoiser.

« Comment un livre, collection de fragments bigarrés serrée entre deux couvertures, peut-il se vendre si bien: cela reste un mystère pour Sophie. » Cette énigme qui suscite les envies, c’est En route vers Okhotsk, un récit de voyage en Sibérie sans un seul goulag et où Tchekhov ne fait qu’un passage éclair. Dans la librairie où elle seconde son oncle, la jeune mère divorcée voit le texte s’arracher comme des petits pains. Elle ignore qu’il lui arrive d’en croiser l’auteur, Mischa Perm, dans le bistro de la ville (non identifiée, mais vraisemblablement européenne) où elle a ses habitudes. Tout sauf grisé par son succès, c’est un disparu volontaire qui se fait désormais appeler Robert et vit reclus en lui-même, s’avouant perdu. Au départ dubitative, puis attirée autant par les mots que par leur créateur, Sophie commence elle aussi à aspirer à une tangente aux contours flous, à ce Nulle Part où les couleurs seraient « translucides comme les graines d’une grenade ». Otto, un médecin droit dans ses bottes qui fréquente aussi le zinc, se met à lire frénétiquement tout ce qu’il peut sur Okhotsk et envisage de s’y faire muter. Thérèse, la voisine de Robert qui l’épie et l’adule, a déjà piétiné largement la frontière entre sanité et folie. Mais ce qui les traverse tous est, davantage qu’une simple envie vagabonde, une aspiration vers eux-mêmes. Observateurs des élans étranges (amours, bougeotte, errance désespérée) des adultes, Alice et Alex, les jumeaux de Sophie, sont les seuls à se mettre en mouvement pour de bon. Désireux d’abord de rendre visite à leur père à Ithaca dans l’État de New York et finissant par concrétiser cette envie, ils projettent ensuite de passer l’été en Alaska. Qu’importe que cette terre de fantasmes-là n’apparaisse pas sur leur planisphère: « On ne peut pas voir l’Alaska. Juste savoir que c’est quelque part. »

Road to nowhere

Brouiller les cartes

Au fil des pérégrinations de ses personnages, dans un quartier grand comme un mouchoir de poche mais riche en tiers-lieux (bistro, cabinet médical, librairie), l’auteure a le chic pour brouiller les cartes et les identités. L’absurde est prêt à jaillir à chaque coin de rue, comme les rats qui se faufilent d’une page à l’autre. On songe parfois avec émotion au Jean Nochez d’ En Face (de Pierre Demarty), au départ désireux de juste faire un pas de côté. Aux héros de Robert Walser, mal adaptés aux cases fixes. Ou aux vers liminaux d’ Un poète de Supervielle:  » Je ne vais pas toujours seul au fond de moi-même/Et j’entraîne avec moi plus d’un être vivant. » L’auteur et humoriste américain Ian Frazier écrivait:  » La Sibérie est un état d’esprit » et nous ne pouvons lui donner tort. Dans l’Okhotsk d’Eleonore Frey, faite de papier mais tendrement drôle et drôlement mélancolique, nous n’avons guère eu froid ou faim tant il y a là matière à s’ancrer. Nous voilà même ragaillardis pour d’autres routes, dussent-elles être le signe de notre plus éclatante intranquillité.

En route vers Okhotsk

D’Eleonore Frey, Quidam éditeur, traduit de l’allemand (suisse) par Camille Luscher, 152 pages.

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