Rire sans limite

© GEORGE KONIG

Dans ses décapants Mémoires enfin traduits en français, le comique Lenny Bruce fait autant jaillir l’hilarité que la réflexion sur la vraie obscénité de l’Amérique.

On connaît bien peu d’autobiographies qui parlent de douche vaginale dès la page 2. C’est pourtant le cas de celle de Leonard Alfred Schneider, né en 1925 dans une famille juive de New York. Le ton piquant est donné: celui qu’on connaît sous le nom de Lenny Bruce est un gamin de huit ans joyeusement fouineur. Qui, de trafics en découverte de la masturbation, s’escrime à percer les mystères qui l’entourent quand sa tante Mema et ses parents divorcés le pensent trop jeune pour ça et le menacent à tout-va de raclée. De la ferme où on l’envoie trimer aux Marines où il s’engage en 1942, notre homme se frotte tôt à la face rugueuse de son pays, mais la débrouille lui sauve la mise: il se fera réformer pour indignité.

Retrouvant sa mère désormais performeuse de danse excentrique , Lenny se voit pour un soir propulsé maître de cérémonie dans le club de seconde zone où elle officie. Si ses débuts sont laborieux,  » [il avait] eu le temps de sentir la chose et l’odeur [lui] resta« . L’odeur: celle des scènes où on comble les trous avec des comiques amateurs, ou celle, persistante, des refus qu’on encaisse à la pelle. Tout un monde nocturne pas si reluisant dont le comique rend compte entre affres et spotlights provisoires, dans un flux de pensée espiègle et foutraque (propice aux multiples digressions), à l’image de ses spectacles. De ses épousailles survoltées avec Honey Harlowe (strip-teaseuse rouquine dont il sera bleu) à sa tentative de se faire de l’argent grâce à un déguisement de prêtre, on s’attache terriblement à l’inénarrable Lenny, tant public que privé.

Rire sans limite

Précurseur du stand-up

Tour à tour tendre ou grivois, rosse et roué, conscient de ses excès, se la jouant perso ou cherchant à bouter la réflexion aux neurones de ses contemporains, c’est avec le langage même que ce héraut/héros contestataire chercha le plus à distiller la subversion. Usant des  » fuck« , des  » schmuck » ou  » cocksucker » qu’il jugeait moins impurs que l’hypocrisie latente, empilant les injures raciales pour leur faire perdre leur pouvoir d’oppression, le précurseur du stand-up accumula jusqu’à l’épuisement les procès pour obscénité. Narrés par le menu dans Irrécupérable, ils témoignent de l’absurdité de corps cadenassés par le système judiciaire et de la frilosité patente des Américains dès que la religion ou les figures tutélaires de la nation sont égratignées.

Il décéda prématurément en 1966, les opiacés ayant remporté la partie. Son héritage, lui, reste extrêmement vivace. Adulé par les étudiants, reconnu par ses pairs (nombreux seront ceux à se mobiliser pour sa défense, parmi lesquels Bob Dylan, Leroi Jones, Allen Ginsberg, Norman Mailer ou Susan Sontag), figurant sur la mythique pochette de Sergent Pepper Lonely Hearts Club Band des Beatles et incarné par Dustin Hoffman dans un biopic en 1974, Lenny Bruce dynamitait son époque. Qu’aurait-il fait de la nôtre, où chaque jour, le politiquement correct grignote du terrain?

Irrécupérable

De Lenny Bruce, traduit de l’anglais (États-Unis) par Christine Rimoldy, éditions Tristram, 362 pages.

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