Repli stratégique

Pour savoir ce qui préoccupe le peuple, on peut faire le choix du vogelpik -en se fiant aux discussions de comptoir par exemple-, du tarot -en prenant l’avalanche de mauvaises nouvelles du JT pour argent comptant-, ou de la boule de cristal -en s’empiffrant de tout et surtout n’importe quoi sur les réseaux sociaux. Mais sans garantie dans les trois cas d’approcher à moins de dix mètres de la vérité. Quitte à prendre le risque de se tromper dans les grandes largeurs de diagnostic, autant s’en remettre à ceux qui n’ont pas la prétention d’objectiver le monde, mais juste de lui prêter une oreille compatissante: les artistes. L’Histoire nous a montré (George Orwell, J. G. Ballard, Bret Easton Ellis, Michel Houellebecq…) que la vérité sortait aussi de la bouche de ces êtres ultra sensibles qui sont un peu les sonars de leur époque. En reliant bout à bout les points de fixation de la fiction on obtient ainsi une carte relativement fidèle du paysage émotionnel à un moment donné.

Justement, que nous révèle aujourd’hui la création que ne nous disent pas ou mal les canaux d’information habituels? Que l’universalisme, cette utopie héritée des Lumières que l’on a crue un peu vite soluble dans l’économie de marché, ne fait plus rêver. Non seulement à l’extérieur -mais ça on le savait déjà depuis Le Choc des civilisations, l’essai sismique de Samuel Huntington publié en 1996-, mais aussi en interne, au coeur même de l’Occident où l’idée a germé. Les minorités qui avaient tout à gagner à embrasser cet idéal humaniste devant mettre fin au racisme, au sexisme et autres injustices, non seulement ne croient plus aux beaux discours qui tentent de sauver les apparences, mais ont développé une sorte d’allergie qui les amène à se recentrer sur de nouveaux modèles identitaires centripètes. Surtout qu’avec Trump et Poutine dans les parages, l’heure est plutôt à la régression sur le front des libertés.

Parmi d’autres, les Noirs et les femmes vivent cette situation. À l’écran comme sur le papier se multiplient les récits écrits par et souvent pour les Afro-Américains. De Dear White People de Justin Simien à Loving de Jeff Nichols -un Blanc- en passant par Selma de Ava DuVernay, le cinéma black gagne du terrain. Jusqu’à s’affranchir complètement du poids de la ségrégation. Moonlight, le nouveau film de Barry Jenkins, déploie ainsi son intrigue dramatique -l’histoire, à trois moments de sa vie, d’un garçon sensible confronté à un environnement impitoyable- dans un univers 100 % black qui n’est pas défini par rapport aux tensions communautaires. Une émancipation qui fait écho au désir des pays « émergents », de la Russie à la Chine en passant par les États d’Amérique du Sud, d’imposer un ordre mondial post-occidental. La littérature bruisse également de cette revendication culturelle. Derrière l’étendard Toni Morrison, un bataillon d’écrivains afro-américains comme Ta-Nehisi Coates monte aux barricades et revisite « son » Histoire à la lueur d’une identité fièrement revendiquée qui offre une alternative au « roman » national. Même topo du côté des femmes, elles aussi revenues des promesses d’en finir avec une société machiste et patriarcale. Porté parfois par des hommes, comme dans le 20th Century Women de Mike Mills (lire page 14) ou par 500 000 femmes à Washington au lendemain de l’investiture de Trump, le discours féministe infuse un large pan de la création, moins pour exiger une égalité de traitement -c’est le minimum- que pour affirmer une singularité plurielle.

Ces replis s’inscrivent dans un contexte plus large de discrédit d’une vision commune de l’existence. « On est dans un moment historique où tout le monde éprouve une joie à humilier l’universel. Dans les séries télé actuelles, de Game of Thrones à The 100, tous les personnages se battent pour les leurs (« my people »): une logique tribale est à l’oeuvre. L’époque génère le sentiment puissant d’un nous resserré, restreint« , s’inquiète dans les Inrocks Tristan Garcia, auteur d’un essai, Nous (Grasset), qui nage à contre-courant en appelant à ne pas jeter le bébé de l’idéal universaliste avec l’eau du bain. Les causes perdues sont les plus belles…

PAR Laurent Raphaël

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