Réparer les vivants

le Premier livre posthume de l’auteur israélien Aharon Appelfeld déploie pudiquement un bouleversant récit d’errance et de reconstruction.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, Theo Kornfeld, 20 ans, décide de rentrer chez ses parents, sans plus attendre. À la libération du baraquement 8 du camp de concentration où il était détenu, ses compagnons de travaux forcés se sont pour la plupart jetés sur les stocks de vivres et d’alcool jusqu’à l’évanouissement. Lui reste pour sa part dans un état de sidération confus face à cette orgie avant de se sentir chassé avec hostilité par ses pairs. Se peut-il que ces hommes soient les mêmes qui lui ont porté secours quand il était souffrant? Que peut-on faire après l’horreur? Face à cette question perforante, faute de trouver une seule réponse en forme de baume, c’est un spectre complet qui nous est délivré. Certains se vengent sur les collabos, appliquant sans vergogne la loi du talion. D’autres retardent leur retour au foyer, comme cette cantinière improvisée qui retrouve du sens en préparant sandwiches nuit et jour. D’autres s’offusquent de ceux qui ont perdu leur instinct grégaire ou amassent des biens par peur de manquer, au risque d’alourdir la marche. Quelques-uns vous agressent pour glaner juste un peu d’amour. Confronté à d’autres groupes de rescapés, Theo ne rejoint aucun clan, préférant garder son cap hésitant en forme de fugue, cherchant sans tout à fait y parvenir à échapper aux rixes. L’urgence de l’échappée, et ce qui pourtant l’englue, c’est aussi l’un des motifs appliqués comme un stigmate sur l’ensemble de l’oeuvre d’Aharon Appelfeld ( Histoire d’une vie, prix Médicis 2004).

Réparer les vivants

Cordée ténue

Le romancier récemment disparu tisse pour son dernier alter ego une cordée narrative ténue, entre rêves récurrents et souvenirs aussi tangibles qu’adoucissants. Lorsque le jeune rescapé croise de petits sanctuaires, c’est l’éclat d’une mère hors norme qu’il convoque à ses côtés. Femme volcanique, fascinée par les monastères, les icônes et Bach, Yetti n’aura de cesse de partager ses passions dévorantes avec son fils, sans se soucier de l’école buissonnière ou du qu’en-dira-t-on. Au foyer et dans sa librairie en déclin, sans mot dire, Martin subviendra aux besoins de cette épouse feu follet, vacillant sur la brèche de l’exaltation. Il faudra qu’en cours d’errance, Theo s’accorde une parenthèse pour prendre soin de Madeleine, que ses réminiscences soient pansées par cette amie chère de son père pour qu’enfin émerge la personnalité pas si vulnérable de cet homme prêt à se sacrifier pour sa famille. Les pages qui finissent par relier Martin à son fils par-delà leur séparation sont d’une infinie délicatesse. Celles qui nous révèlent la probable bipolarité de Yetti et la nécessité de son exil thérapeutique chez sa soeur puis au couvent ne posent aucun jugement. Tout comme quelques crises de paranoïa, ces accès de conscience accompagnent Theo dans son cheminement à travers une Europe centrale aux contours diffus, comme prise dans le brouillard d’esprits encore à ranimer. On ne peut que conseiller de se laisser aller au rythme flottant et contemplatif de la lecture, d’en apprécier les pointillés et les reliefs plus âpres, d’accepter cette simple tasse de café tout juste chauffé qu’on vous tend: une beauté poignante et la destination briguée sont sans nul doute au bout du chemin.

Des jours d’une stupéfiante clarté

D’Aharon Appelfeld, éditions de l’Olivier, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, 272 pages.

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