Portrait d’esprit

© Olivier Martin-Gambier

Traducteur et écrivain, Nicolas Richard lance une armée d’enquêteurs plus ou moins équilibrés sur les traces du fuyant Thomas Pynchon.

La Dissipation, deuxième roman de Nicolas Richard -traducteur émérite d’Harry Crews, James Crumley, Richard Brautigan, Richard Powers, Jim Dodge et tant d’autres-, c’est l’histoire du traducteur d’un mystérieux « P. », harcelé en missives par une thésarde persuadée, en apparence, que la connaissance intime qu’il a du travail de ce dernier pourrait la faire progresser dans sa propre thèse sur les mouvements contestataires américains de la fin du XXe siècle. Elle imagine en effet des concordances entre la trajectoire de P. et celles de protagonistes hippies, séditieux ou cinglés qui la passionnent. La Dissipation, surtout, c’est l’histoire-mosaïque d’une série de personnages tous en quête de « traces » concrètes, par-delà rumeurs et écrans de fumée, de ce fuyant P -auteur capital des lettres d’outre-Atlantique, qui organisa dès ses premières lignes son propre effacement physique, invoquant le fait qu’un écrivain n’a pas à parader en gazettes ni donner son avis sur tout et n’importe quoi. Thomas Pynchon, vous voulez dire, romancier américain culte ( Vente à la criée du lot 49, L’Arc en ciel de la gravité….) dont Nicolas Richard a traduit les derniers ouvrages? Thomas Pynchon, sans doute, même si son nom complet ne sera jamais mentionné. Parmi ces enquêteurs, toute une galerie de documentalistes (ou -ristes), statisticiens fous, ex-compagnons de route ou de couche, et surtout une tripotée de stalkers -en tête desquels « Celui qui va trop loin », collectionneur obsessionnel d’anecdotes sur les lieux où peut-être un jour P mit les pieds. Une légion d’intervenants, qui donnent au livre toute sa puissance.

Portrait d'esprit

Respecter le silence

Au-delà de l’incontestable maîtrise dont Richard fait preuve en termes de forme, livrant un ouvrage multi-facettes où les témoignages plus ou moins sensés sur un même objet de culte se succèdent dans une apparente anarchie, ce « roman d’espionnage » interroge inlassablement et sans jamais lasser un double questionnement. Tout d’abord, qu’est-ce qui pousse un « monstre sacré » à se draper sans relâche dans un anonymat à contre-courant de la starification? Réelle prise de position esthétique, pureté de créateur soucieux de disparaître derrière son oeuvre, ou bien quelque chose de moins avouable -la nécessité, par exemple, de la jouer discrète après avoir taquiné du renseignement en agent double? Comment, ensuite, cette propre démarche d’effacement galvanise une troupe de surexcités chasseurs d’informations? Pourquoi le vide laissé par l’absence et le mystère enclenche irrémédiablement la boîte à fantasmes d’une armée de dingos (érudits et/ou marginalisés) bien décidés à le combler y compris au moyen des théories les plus fantasques? « Il y a toujours cette ambiance particulière quand on mentionne le nom de P », constate l’un des personnages, tandis que le traducteur lui-même s’obstine à maintenir la ligne selon lui la plus éthique lorsque l’on se trouve confronté à un tel cas: respecter le silence, prendre acte du souhait de ne pas être mieux connu pour des anecdotes biographiques que pour ses textes, et refuser coûte que coûte de marchander ses informations auprès d’insistants curieux motivés par on ne sait trop quoi. Un tour de force, opéré de bout en bout.

La Dissipation

de Nicolas Richard, ÉDITIONS Inculte, 190 pages.

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