Poker menteur

Le Britannique Alfred Hayes voit ses romans peu à peu traduits en français. C’en est fini de moi date de 1968, et c’est un livre sombre et magnifique.

Quand on a enfin rencontré Alfred Hayes, c’était en 2015, et il était mort depuis 30 ans. Né à Londres en 1911, tôt émigré aux États-Unis, ce poète et scénariste (il a travaillé pour Roberto Rossellini, John Huston, George Cukor ou Fritz Lang et co-écrit Le Voleur de bicyclette de De Sica sans avoir jamais été crédité à son générique) fut aussi l’auteur de sept romans entre 1946 et 1973. Il y a deux ans, on découvrait Une jolie fille comme ça (initialement publié en 1958 dans sa langue originale), une histoire d’amour magnifiquement désenchantée entre un scénariste hollywoodien cynique et une jeune actrice fragile -à moins que ce ne soit le contraire.

Poker menteur

Paru dix ans plus tard, C’en est fini de moi suit Asher, screenwriter à Hollywood (tiens tiens), de retour dans son New York natal après l’échec accablant d’un second mariage. « Car c’était, après tout, ma ville. Elle avait veillé sur moi jadis. Ses foules, pareilles à d’énormes tampons de buvard, avaient absorbé ma vie. » Amertume du hasard: à presque 60 ans, l’homme accuse au même moment un retour de bâton implacable dans une carrière jusque là immense: depuis quelque temps, son téléphone ne sonne plus.

Roth et Modiano

À New York, où il débarque riche mais doublement désillusionné, il fait la connaissance de son neveu Michael, un wannabe écrivain (des poèmes pornographiques essentiellement) qui rêve de bosser dans le cinéma, et de sa petite amie comédienne, Aurora d’Amore. Leurs possibles liens « filiaux » sont d’emblée pervertis. « Ce n’était pas que Michael éveillât en moi une quelconque fibre paternelle; je n’aurais pas même pu dire honnêtement que je l’aimais bien; je sentais simplement qu’il revêtait une importance irritante pour moi. » Asher proposera un job rémunéré à Michael -une entreprise dont la charge nostalgique évoque l’intrigue obsessionnelle des livres de Patrick Modiano: l’accompagner dans ses souvenirs, être le témoin qui revisitera à ses côtés les rues, les domiciles successifs de sa vie et les images d’un New York révolu. « En fait il s’agissait de cheminer dans mon propre passé. » En échange de quoi son neveu le laissera fréquenter la délicieuse Aurora. Commence une circulation ambiguë entre les trois protagonistes. Aigri et détaché, Asher est un être dont l’apparente misogynie est régulièrement prise au piège de ses contradictions: tout en la dépréciant pour sa naïveté, il ne cesse de donner à Aurora le premier rôle -celui de sa fascination amoureuse naissante-, et aux jeunes amants le pouvoir d’ultimement le revivifier: « Peut-être seraient-ils les derniers à être jeunes, songeais-je. Ils possédaient toutes ces couleurs parce que dans le futur l’espèce ne disposerait plus que du gris plomb ou cendré. » C’est sans compter les mises en scène machiavéliques et les jeux de manipulation auxquels se livrent avec volupté cet invétéré joueur de poker et cette actrice très douée… Servi par une traduction à l’élégance exemplaire signée Agnès Desarthe, le livre d’Alfred Hayes évoque Philip Roth (le personnage d’auteur new-yorkais désabusé du cycle Nathan Zuckerman), Sofia Coppola (les scènes d’hôtel languissantes de Lost in Translation) et Steve Tesich (la cruauté des conflits oedipiens dans Karoo et Price). Il est aussi ce portrait insomniaque et déchirant d’une ville menteuse. Car même New York, parfois, ne peut rien contre la non-réciprocité du désir, la nuit et ses abîmes. « Ne restaient que l’impossibilité de se rendormir, l’absence d’envie de lire et la dislocation des objets dans le noir. »

C’en est fini de moi

D’Alfred Hayes, éditions Gallimard, traduit de l’anglais par Agnès Desarthe, 208 pages.

8

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content