Nuit et brouillard

© Francesca Mantovani

Un narrateur revisite des zones sombres de sa mémoire pour dessiner le contour de certaines rencontres du passé. Modiano, l’anti-ligne claire.

Il paraît qu’il est possible de modifier légèrement la mémoire d’un individu. Lui donner le goût et la trace d’événements qu’il n’a en réalité jamais vécus. Lui implanter de faux souvenirs. Glisser un peu de fiction dans son ADN. Le héros du dernier roman de Patrick Modiano, qui sort ces jours-ci en même temps qu’une pièce de théâtre (Nos débuts dans la vie), a pour livre de chevet un essai du XIXe siècle intitulé Les Rêves, et les moyens de les diriger. Détourner les rêves, les mêler aux images du passé, introduire du doute biographique: il n’est à vrai dire question que de cela dans les livres de Patrick Modiano depuis 1968 et La Place de l’étoile.

Nuit et brouillard

C’est encore un peu plus le cas, sans doute, dans Souvenirs dormants -le premier roman écrit depuis la réception de son prix Nobel en 2014. Individu sur la pente douce de l’existence, son narrateur (alter ego de l’écrivain, il est très peu caractérisé par ailleurs) voit à 70 ans des fragments du passé lui apparaître. Tous le ramènent aux années 60 à Paris, du temps où il était, de son propre aveu, un « étudiant fantôme« .

Film louche

Le récit, au propos particulièrement tremblé et vaporeux, se cristallisera autour de quelques femmes ayant furtivement traversé sa vie, et particulièrement autour de Geneviève Dalame, amie qui lui présentera une certaine Madeleine Péraud, « docteur » l’amenant à la fréquentation de cercles dédiés à l’occultisme. Le troublant dégradé de silhouettes féminines une fois déposé à l’arrière-plan, l’intrigue tend alors -mais nous sommes déjà dans les dernières pages du livre, très bref- vers sa mise au point: la manière dont, une certaine nuit de juin 1965, le héros se rendra complice d’un meurtre perpétré par une femme (restée anonyme dans le texte) en organisant sa fuite comme dans un vieux film louche (on pense à Fritz Lang). Bonnes ou mauvaises, les rencontres sont moins une promesse qu’une vague menace dans Souvenirs dormants. Car les passants, une fois que les circonstances les ont fait s’arrêter à votre hauteur et pénétrer vos vies, détiennent ensuite le pouvoir de disparaître à tout moment sans explications. « À cette époque, j’avais souvent peur du vide. Je n’éprouvais pas ce vertige quand j’étais seul, mais avec certaines personnes dont justement je venais de faire la rencontre. » Sciences occultes, fantômes, meurtre: le livre flotte dans une ambiance de polar trop incertaine pour en susciter les symptômes attendus, encore émoussés par cette mélancolie douloureuse du dimanche soir qui imprègne chacune des errances du narrateur dans Paris. Cette extraordinaire perméabilité au ressassement, l’auteur de Dora Bruder va jusqu’à l’interroger à deux points du texte, faisant subir à l’un de ses personnages un accident portant atteinte à sa faculté de mémoire, et prévoyant ailleurs un futur où plus rien n’échappe (« J’étais sûr que, dans l’avenir, il suffirait d’inscrire sur un écran le nom d’une personne que vous aviez croisée autrefois et un point rouge indiquerait l’endroit de Paris où vous pourriez la retrouver. ») Entre hantise d’amnésie et cauchemar de la géolocalisation, les livres de Patrick Modiano sont une embarcation dérivant entre deux menaces d’anéantissement. Un instant voilé et conditionnel, fragile de cette fragilité des moments irrésolus, donc un peu éternels.

Souvenirs dormants

De Patrick Modiano, éditions Gallimard, 112 pages.

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