Noces barbares

© JEUNE LIÈVRE, 2018, LAQUE SUR TOILE, 80 X100 CM MANON BARA

L’animalité, l’autoportrait et le temps qui passe sont autant de thèmes qui traversent l’éprouvante exposition de Manon Bara.

Était-ce André Breton ou Antonin Artaud qui évoquait  » un barbare dans un corps d’enfant« ? Hélas, Google n’est d’aucun secours. Impossible de retrouver la trace de cette citation. Peu importe, ce qui compte après tout c’est que celle-ci ait continué de résonner en nous depuis le temps adolescent où on l’a lue. C’est donc d’antiques profondeurs que la phrase a resurgi devant les tableaux de Manon Bara (1985), exposés à la galerie Mathilde Hatzenberger. Salutaire anamnèse, à ceci près qu’une adaptation s’impose:  » Une barbare dans un corps de femme » serait plus exact. L’idée d’une intense sauvagerie, comme celle dont font preuve les plus cruels des coloniaux dans les romans de Joseph Conrad, se déploie dans les laques rétractées de cette plasticienne française. Le caractère éclatant de ses chairs rouges, épiphanies obscènes, renvoie à un grand format (213,4 x 243,8 cm) de Jenny Saville: il s’agit de Reverse (2002-3), une toile monumentale qui donne à voir un jeune visage barbouillé de sang. On n’a jamais pu en oublier les couleurs, le regard inquisiteur et la lèvre qui s’abandonne. Par quel miracle cette même intensité picturale est-elle revenue? On n’en sait rien. Toujours est-il qu’il en va de même avec les compositions de Bara, qui remuent l’oeil au plus profond de son orbite, l’éreintent. Le trouble survient aussi d’une constatation glaçante: comment une artiste aussi jeune arrive-t-elle à s’inscrire dans l’Histoire de la peinture avec autant d’évidence et de facilité apparente? La paralysie semblerait tellement de circonstance…

Être pour la mort

Montré de trois-quarts droit, c’est un lièvre qui stupéfie tout particulièrement le regardeur. On pense à Albrecht Dürer, forcément. La tradition est donc bien là mais elle est transcendée par le traitement chromatique, des verts effarants, et surtout par un oeil hallucinant. L’organe dont il est question subjugue en ce qu’il capte toute l’altérité de l’être au monde animal. Cerné d’un peu de couleur claire, la noire pupille dit un être traqué, qui se sait « pour la mort », tout autant qu’elle laisse pressentir un destin bref.  » Ce qui rend l’animal humain, c’est d’abord l’éclat de lumière dans l’oeil« , écrit très justement Bara dans le catalogue qui accompagne l’accrochage. De fait, cet éclat renvoie à une case vide, un hors-champ de la représentation qui se nomme gibet, couteau ou tout autre instrument apte à se frayer un chemin dans le pelage. Parlons-en de ce poil, il est « s’écoulant », en voie de liquéfaction, soumis par des forces. D’autres figures complètent ce bestiaire: un chien saisissant, un ours, un porc, un pigeon, un singe, un coq, un crocodile… Toutes affrontent les mêmes fatalités. Il y a aussi les portraits, qui font le grand écart entre la venue au monde et la vieillesse. Sans oublier une série d’autoportraits masqués, qui imposent un filtre entre soi et le monde. Cette partie de cache-cache avec soi-même est jubilatoire dans la mesure où elle attise le spectateur en montrant d’une main et en effaçant de l’autre. Enfin, on notera que ce prodigieux corpus se verra remanié le 6 décembre. Certaines toiles apparaîtront, d’autres disparaîtront… Non sans laisser une trace indélébile dans la mémoire d’un visiteur profondément affecté par ce qu’il vit.

Faces

Manon Bara, galerie Mathilde Hatzenberger, 145 rue Washington, à 1050 Bruxelles. Jusqu’au 22/12.

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