« Le monde arabe souffre encore de crispations extrêmement fortes sur certains sujets »

Maryam Touzani, actrice principale et co-scénariste d'un film entrecroisant plusieurs destins à Casablanca. © DR
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Co-auteurs du bouillonnant et controversé Razzia, Nabil Ayouch et Maryam Touzani n’ont pas froid aux yeux. Rencontre.

A la ville, ils forment un beau couple. Au cinéma, ils viennent d’écrire ensemble un film marquant, dont elle est aussi l’actrice principale et qu’il a pour sa part aussi réalisé. Maryam Touzani et Nabil Ayouch cosignent avec Razzia une de ces oeuvres fortes dont le second a le secret depuis Ali Zaoua, prince de la rue (2000) jusqu’au bouleversant Much Loved (2015). La controverse accompagne Razzia comme elle avait frappé Much Loved, mais sans qu’on parle pour autant, cette fois, de censure et de réactions agressives, et même violentes physiquement. Il est vrai que le Maroc entame la voie des changements, certes trop lentement pour une jeunesse et pour des exclu(e)s dont le film exprime avec émotion le désir de liberté, la révolte. Mais montrer une femme sans tabou, un garçon soupçonné d’être gay et une fille qui l’est assurément, un des derniers Juifs de Casablanca et l’oppression des Kabyles, sans oublier le pouvoir tentaculaire de la religion, c’est bousculer fortement la pensée dominante, les conventions et préjugés d’une société ancrée dans ses certitudes. « Je fais les films que je ressens le besoin de faire, je ne calcule pas les risques qu’ils peuvent supposer« , explique un Nabil Ayouch qui avoue trouver stimulante et même nécessaire une certaine « mise en danger« . Pas seulement sur le contenu, le propos de ses films -« Le monde arabe souffre encore énormément de crispations extrêmement fortes sur certains sujets, qui tendent les rapports et qui empêchent véritablement d’être soi« -, mais aussi dans la manière de les faire. « Il faut sortir du cadre et de la contrainte que nous impose naturellement le cinéma vu qu’il implique autant de monde, que cela coûte aussi cher, et la pression qui va avec. Je ressens le besoin de faire péter tout ça, de casser les codes, pour rentrer dans mon sujet, être vraiment avec mes personnages et pousser les acteurs et l’équipe le plus loin possible. Je cherche une montée en puissance dans la ferveur collective, qui doit être contagieuse pour arriver à se transcender et à repousser certaines limites. »

Pas de leçon

L’ambition du réalisateur franco-marocain (il a passé son enfance à Sarcelles, en banlieue parisienne, mais il vit depuis des années à Casablanca, la ville où se déroule Razzia) est de marier sujets à débat et personnages incarnés, le collectif et l’intime. « L’intimité est quelque chose de très difficile à aller chercher au cinéma. Il faut fouiller, creuser« , dit-il. Maryam Touzani le rejoint sur ce point: « Le lâcher-prise est essentiel. Et dans ce film, il est venu très vite. Quand on l’a écrit, le personnage de Salima cumulait déjà beaucoup de points communs avec moi. Mais c’est surtout une fois dans sa peau que j’ai senti que j’étais elle. Dès que nous étions sur le plateau, tout disparaissait au profit de cette connexion profonde que j’avais avec elle. J’exprimais à travers elle des choses que je ressentais en tant que femme et que je n’avais jamais exprimées dans ma vie de tous les jours. »

Les femmes, comme dans Much Loved, sont au centre de l’exigence de liberté portée par le film. À la croisée de deux cultures, Nabil Ayouch ne croit pas, en la matière, à une simple exportation de nos acquis féministes occidentaux vers la société arabo-musulmane. « Il faut se garder des leçons européocentristes et de l’application de solutions qui ne seraient pas désirées par les femmes elles-mêmes. C’est à elles, et à personne d’autre, de faire naître un féminisme qui leur serait propre, un modèle de société qui ne sera pas forcément une imitation de l’Occident!« , clame le cinéaste. « Le défi est énorme, parce qu’aujourd’hui encore le décalage entre la vie intime et la vie publique est flagrant. Les gens sont en permanence obligés de dire le contraire de ce qu’ils pensent, ou de faire le contraire de ce dont ils rêvent. Et ça nous rend non seulement complètement schizophrènes mais complètement malades aussi. Il y a quelque chose de l’ordre de la guérison à aller chercher, et ça passe essentiellement par la parole, cette parole qu’on a encore bridée en supprimant l’enseignement des humanités, de la philosophie, de la sociologie… »

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