Les racines du mal

Pièce maîtresse de l’abondante moissonNetflix, la troisième saison de Better Call Saul, spin-off/prequel de feu la cultissime Breaking Bad, consacre la mutation effective de l’attachant inadapté Jimmy McGill en Saul Goodman, l’avocat véreux. Décryptage énamouré.

Comme chaque saison, ça commence par une longue séquence en noir et blanc où l’on découvre le Saul du futur, celui de l’après-Breaking Bad, usé, fatigué par un quotidien médiocre et un travail harassant. Puis retour dans le présent de celui qui n’est encore que Jimmy McGill, apprenti juriste qui ne se sentira jamais autant à sa place qu’en underdog roublard et malicieux, décochant une imparable référence au Karaté Kid culte des années 80. Soit exposées en dix minutes à peine deux des caractéristiques emblématiques de la série cornaquée par le tandem Vince Gilligan-Peter Gould: une totale flexibilité de narration et un protagoniste gavé de culture populaire.

On sait que Gould et Gilligan ont longtemps envisagé ce spin-off/prequel sous l’angle de la comédie pure, façon divertissement léger saucissonné en tranches facilement consommables d’une petite demi-heure. Avocat véreux à la tchatche légendaire et au verbe fleuri, Saul Goodman a, il est vrai, toujours peu ou prou fonctionné comme l’élément farceur, le sidekick qui permettait de relâcher la pression face au sadisme grimpant de Walter White dans Breaking Bad: un amusant voyou davantage qu’un vrai méchant. À croire pourtant que la noirceur irrigue inéluctablement les veines et les vannes de la paire d’auteurs. L’exigence absolue également. Comme celle qui conditionne cette mise en scène si singulière, passant avec l’aisance la plus remarquable du très gros plan en contre-plongée chargé sur des objets au plan d’ensemble désertique isolant ses protagonistes en insignifiants détails du paysage. Manière de dire aussi que l’infiniment grand est dans l’infiniment petit. Et vice versa.

De la même façon, donc, l’infiniment bon et l’infiniment mauvais ne sont jamais très éloignés l’un de l’autre, logique du yin et du yang qui sous-tendait déjà Breaking Bad, avant que le mal ne prenne le dessus dans un mouvement de contamination semblable à celui du crabe se répandant dans le corps de White lui-même. Car quel est l’enjeu de Better Call Saul, au fond? Retracer le passage du côté obscur d’un attachant marginal. En ce sens, tout ce que George Lucas échouait à faire dans sa prélogie Star Wars est ici réussi. Certes, Jimmy n’est pas Anakin Skywalker, et Saul encore moins Dark Vador, mais le propos est le même: du point de rupture à celui de non-retour, la mutation effective d’un héros potentiel en anti-héros. Soit, dit en passant, le parangon définitif de la série moderne -pensez Tony Soprano, Omar Little, Frank Underwood…

Naissance d’un empire

Jimmy lui-même résume parfaitement ce déplacement dans l’épisode-pivot de cette saison, le sixième, quand, suspendu du barreau pour une douzaine de mois suite au piège tendu par Chuck, son crapuleux frère ennemi, sa némésis, il s’apprête à improviser une publicité télévisée afin d’éviter de se retrouver prématurément déplumé: « Bon sang, je ne peux pas faire ça. Casser l’étiquette à ce point. Je suis un avocat de confiance. Je ne peux pas subitement me transformer en vulgaire pubeux. » Et pourtant si. Parce que McGill est un caméléon, une balle magique qui rebondit toujours, si possible mais pas forcément dans la bonne direction. La suite tient de l’engrenage fatal. À peine le temps de jeter un oeil dans le rétroviseur qu’il est déjà trop tard pour faire machine arrière. Jimmy tombe le masque, moins avocat spécialisé dans les affaires criminelles que criminel spécialisé dans les affaires juridiques. Soit l’exact opposé du patronyme qu’il se choisit alors: Saul Goodman (« It’s all good, man« ). « C’est juste un nom« , précise-t-il aussitôt, sans conviction. C’est évidemment tout le contraire. Bien sûr la métamorphose est progressive. Bien sûr Jimmy McGill est un arnaqueur-né et n’a jamais vraiment marché dans les clous. Mais en quelques minutes à peine, la série parvient à cristalliser ce moment de basculement décisif où rien, dorénavant, ne pourra plus être comme avant.

Récit de l’évolution fatale d’un seul homme, de la naissance d’une vocation délictuelle chez un inadapté, le show est également celui de la construction d’un empire. En cela, le background de la mythologie à venir ne cesse aussi de se préciser, les liens n’en finissent pas de se resserrer, dans cette saison carburant aux idées folles sans jamais se départir d’une cohérence et d’une rigueur à toute épreuve. En tout point admirables.

Reed Hastings, le CEO de Netflix, l’a fièrement claironné récemment: le plus grand concurrent du géant du streaming US aujourd’hui c’est… le sommeil des gens. Il est permis de désapprouver. Voire de trouver l’idée franchement nauséabonde. Force est pourtant de reconnaître qu’avec Better Call Saul, production AMC hébergée en son sein à raison d’un épisode par semaine, l’insomnie atteint des sommets de félicité. Les deux dernières cartouches de cette troisième salve doivent encore être tirées à l’heure de coucher ces lignes. Elles s’annoncent mortelles!

Better Call Saul (saison 3), une série AMC créée par Vince Gilligan et Peter Gould, avec Bob Odenkirk, Rhea Seehorn, Jonathan Banks. Diffusée sur Netflix.

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Texte Nicolas Clément

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