Le jardin d’Eden

© HELENE BAMBERGER/COSMOS

Emmanuelle Bayamack-Tam part en Arcadie, du nom de la petite communauté libertaire où elle situe son roman transgressif et réjouissant.

Le roman commence dans une Toyota hybride chargée à ras bord. Farah, son père, sa mère et sa grand-mère viennent de traverser la moitié de la France pour atteindre leur destination à la frontière italienne. La petite famille pas tout à fait comme les autres (la mère est électro-sensible, la grand-mère lesbienne et naturiste) a fait le pari d’intégrer la communauté bucolique de Liberty House. Fuyant les parabènes, le réchauffement climatique, les ondes, les effets de la déforestation, le gluten et les nouvelles technologies, ses résidents, inadaptés à la société comme elle avance, ont tout quitté pour y renouer avec la nostalgie du paradis perdu, et chercher une relecture contemporaine du mythe du pays idéal. Posé en zone blanche à l’abri de l’électrosmog, baignant dans un genre d’été permanent et vivant en autarcie grâce à la production de fruits, légumes et fleurs bio, le phalanstère édénique fonctionne en outre sur la seule loi qui vaille: celle de l’amour. Les membres y signent auprès du chef spirituel, le bien nommé Arcady, pour une « subite déréglementation » de leur vie sexuelle -entendre la quête d’une jouissance sans entraves ni conditions, et la pratique d’un amour « complètement libre et absolument fou ».

Il/elle

Le sexe, Farah est justement pressée de l’apprendre, et sous toutes ses formes. Et déterminée à le faire avec Arcady, joyeux satyre prêt à coucher avec tout ce qui bouge. À seize ans, l’adolescente curieuse et insatiable est la voix inimitable du livre. Dotée d’un physique étrange ( » Eh oui, ma naissance est venue mettre fin à une longue lignée d’individus remarquablement beaux et dépourvus de tares« ), la jeune fille se cherche d’autant plus que son corps commence mystérieusement à présenter des attributs masculins. Hissée sur son mètre 78, carrée, musclée et depuis peu moustachue, Farah doit faire face à ce qu’il faut bien appeler sa « virilisation » galopante.

Le jardin d'Eden

Comment vivre avec ce corps qui part dans des directions contradictoires? Comment trouver son identité quand on a cru depuis l’enfance qu’elle tiendrait à l’épanouissement de sa féminité? Les choses se compliqueront encore pour l’ado intersexe quand elle verra la secte de l’amour unanimement rejeter un jeune migrant africain en quête de refuge… Après avoir séduit avec Les Garçons de l’été sous le pseudonyme de Rebecca Lighieri, Emmanuelle Bayamack-Tam signe avec Arcadie un roman inclassable, transgressif et réjouissant. Brassant des thèmes ultracontemporains (la question du genre, celle, plus taboue, du syndrome de Rokitansky et de l’intersexualité, ainsi que le traitement épouvantable que nos sociétés réservent aux migrants) avec une légèreté déconcertante et des accents de fable, elle questionne habilement la notion de normalité et celle, rabâchée mais insoluble, du vivre-ensemble. Ponctué de citations cachées de Rousseau, Aragon, Jacques Brel, Sarah Waters ou Daphné du Maurier, le livre tient beaucoup à la personnalité et aux réflexions géniales de sa narratrice ( » Si on n’aimait que les gens qui le méritent, la vie serait une distribution de prix très ennuyeuse« ,  » On devrait punir très sévèrement les parents qui élèvent un enfant à plus de 100 mètres d’un nid de fauvettes ou d’un buisson de ciste« ). Ambiguë, désirante, hilarante, révoltée et humaniste, cette Farah en quête éperdue de liberté restera définitivement l’une des voix -émouvante et réellement originale- de la rentrée.

Arcadie

Par Emmanuelle Bayamack-Tam, éditions POL, 448 pages.

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