L’alter ego impassible de Aki Kaurismäki

Le "poker face", figure imposée de l'humour finlandais. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

À l’occasion de la sortie de The Other Side of Hope, Sakari Kuosmanen revient sur sa collaboration avec Aki Kaurismäki, forte de huits longs métrages, et sur leur amitié de plus de 30 ans…

Au même titre que Kati Outinen, Kari Väänänen, Janne Hyytiäinen, André Wilms ou le regretté Markku Peltola, Sakari Kuosmanen compte parmi les visages familiers du cinéma d’Aki Kaurismäki. Venant après un hiatus de quinze ans -leur dernière collaboration remontait à L’Homme sans passé, en 2002-, The Other Side of Hope est ainsi leur huitième long métrage en commun, point d’orgue provisoire d’un parcours mutuel entamé en… 1985 avec Calamari Union. « Je suis également musicien, sourit l’acteur, de passage à Bruxelles, et aussi jovial dans le civil que généralement laconique à l’écran. J’ai joué dans des groupes de rock finlandais connus, et à l’époque, nous nous retrouvions pour une tournée-croisière sur les bords du lac Saimaa. Aki, qui n’avait encore réalisé que deux films (le documentaire musical Saimaa-ilmiö, avec son frère Mika, et une adaptation de Crime et châtiment de Dostoïevski) mais était connu dans le milieu musical, nous a rejoints et cela a collé entre nous. Chaque nuit, quand les autres allaient « dormir », nous nous installions sur le toit du bateau, à contempler de magnifiques paysages sous le soleil de minuit. Notre amitié est née comme cela et il m’a dit qu’il allait écrire quelque chose pour moi. »

Calamari Union, le coup d’essai, s’avère concluant -« ce type est né face à une caméra« ,confiera le réalisateur à Timo Eränkö, la star du film, avant de donner à Sakari Kuosmanen une leçon de cinéma définitive: « Ne joue pas, balance les répliques stupides et idiotes que j’ai écrites laconiquement comme des briques qui tomberaient dans du béton humide.« Et ce dernier de s’exécuter, pour faire du métier d’acteur sa seconde profession, et aligner bientôt les Shadows in Paradise et autre Ariel, premiers d’une série de titres qui l’ont vu se muer en alter ego cinématographique impassible du réalisateur. Tellement impassible même qu’il s’est trouvé des critiques pour dire qu’il n’avait qu’une expression, sarcasme annihilé d’un trait d’humour finlandais: « Dans The Other Side of Hope, j’en montre au moins trois: une première quand Khaled m’envoie son poing dans la figure, un petit sourire quand j’ai beaucoup d’argent et enfin, mon visage de poker…« 

Les yeux de Bette Davis

« Aki ne veut pas que ses acteurs jouent comme des moulins à vent« , poursuit le comédien. Entendez qu’il ne s’agit pas d’en faire des tonnes, d’où, d’ailleurs, une part de la grâce minimaliste émanant de ses films. « Il m’a parlé pour la première fois de ce film trois ans avant. J’ai reçu le scénario en janvier 2016 pour un tournage en juillet. J’ai commencé à imaginer le personnage, puis nous nous sommes vus pour en discuter. J’avais une idée assez claire de ce que nous allions faire avant de commencer. On ne répète pas beaucoup, j’écris mes répliques et je les apprends soigneusement. Dans ses films, j’ai mon style propre, auquel je me tiens. Quand la caméra approche, je fais mon tour de magie, ce que j’appelle le syndrome des yeux de Bette Davis, voilà ma façon de jouer. Un regard vaut plus que tout ce que l’on pourrait faire. Sur les films d’Aki, tout le monde est très bien préparé et joue dans le même ton. En général, une prise suffit… »

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La méthode de travail est éprouvée, il est vrai, et Sakari Kuosmanen explique qu’elle n’a guère évolué en 30 ans et quelques. « Ce qui a changé, c’est que quand nous étions plus jeunes, tout était plus anarchique, punk, rock…« Ainsi, par exemple, sur un Leningrad Cowboys Go America auquel présida un esprit on ne peut plus « do it yourself », la petite troupe de Kaurismäki n’ayant que le début et la fin de l’histoire en embarquant pour les États-Unis, sans permis de travail encore bien. « Nous y sommes donc allés en ordre dispersé, pour ne pas attirer l’attention. Je voyageais avec pour tout bagage ma brosse à dents et un échiquier frappé du sceau CCCP, ce qui à l’époque (à la fin des années 80, NDLR) était de nature à éveiller des soupçons. Le douanier m’a demandé où étaient mes effets. Je lui ai répondu qu’on m’avait assuré qu’on pouvait tout acheter aux États-Unis. Il a inspecté chaque pièce du jeu d’échecs pour s’assurer que je ne me livrais pas à de la contrebande…« L’affaire, comme le road-movie d’ailleurs, connaîtra un happy-end, avec le concours actif de Jim Jarmusch, vendeur de voitures d’occase dans le film et ami dans la vie, qui le fera tourner par la suite dans Night on Earth. Et qui, apprenant qu’il se trouvait à Miami pour un tournoi de hockey sur glace pour vétérans (sic!), l’invitera à la première new-yorkaise du film, où il le présentera comme un « great rock’n’roller« . Vingt-cinq ans plus tard, Kuosmanen en a encore le regard qui pétille.

Si le style de Kaurismäki reste aussi immuable qu’inimitable, la tonalité de ses films a, de son côté, évolué sensiblement. « Aki va maintenant plus en profondeur, et embrasse des sujets plus vastes« , observe le comédien. Traditionnellement marquée socialement, son oeuvre s’est fait dernièrement plus ouvertement politique. « C’est tout à fait vrai, approuve Sakari Kuosmanen. Le Havre était assez politique, et ce film l’est plus encore. Je ne suis qu’un acteur, et non un politicien, mais j’adhère sans réserve au message de ce film, auquel je suis fier d’être associé. Le trait le plus important de mon personnage, Wikström, tient à son humanité: on peut faire des affaires et rester humain, l’humanité est la valeur la plus importante dans le monde d’aujourd’hui. » Conviction que le film affirme bien haut sans pour autant la marteler, Kaurismäki préférant la générosité partagée -on pense au cinéma d’un Frank Capra- à l’endoctrinement. « Envisagée globalement, la situation de la société n’a cessé d’empirer, poursuit-il. À l’époque du Mur, nous sommes allés avec Mika Kaurismäki à Berlin pour y tourner Helsinki Napoli All Night Long. Margaret Thatcher et Ronald Reagan s’y trouvaient au même moment pour élaborer les politiques monétaires qui ont tout modifié. Si quelques-uns en ont bénéficié, beaucoup en ont souffert. Mais je pense que l’on peut changer le monde à petits pas.« Un film à l’appui? « Je le pense sincèrement. Il faut être un peu naïf et infantile pour y croire, mais je tiens à le rester. Quand je suis revenu chez Aki après ces nombreuses années, beaucoup de proches de l’équipe étaient morts. Mais de nouveaux venus sont arrivés, de Syrie, d’Irak, de Suède, et nous sommes devenus amis. J’aime transmettre ce genre de message: rouge, noir ou jaune, peu importe. Les gens doivent être libres, on peut croire ce que l’on veut, mais sans vouloir l’imposer aux autres… »

Sakari Kuosmanen et Aki Kaurismaki en 4 films

Leningrad Cowboys Go America (1990)

Après qu’un talent scout ait décrété qu’ils n’avaient aucune chance de percer dans la toundra, les Leningrad Cowboys, improbable combo rock sibérien, partent tenter leur chance en Amérique. Le début d’un road-movie rock’n’roll aussi foutraque que réjouissant, qui les conduira, lestés du cadavre congelé de leur bassiste, et toutes bananes gominées et chaussures assorties dehors, de New York au Mexique, non sans croiser au passage la route d’un Jim Jarmusch reconverti revendeur de bagnoles…

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Au loin s’en vont les nuages (1996)

Le marasme finlandais s’invite devant la caméra d’Aki Kaurismaki dans un halo poétique, sur les pas d’un couple laconique perdant lui son emploi de conducteur de tram, elle sa place de maître d’hôtel du Dubrovnik, un restaurant ayant connu des jours meilleurs. Et de tenter de remonter la pente, avec quelques autres oubliés du libéralisme… Le réalisateur se place du côté des humbles et des exclus, pour signer une fable rayonnant d’une humanité fragilisée mais pas vaincue pour autant. Un bijou…

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Juha (1999)

Abonné aux seconds rôles -il campait l’un des Leningrad Cowboys avant de jouer les portiers dans Au loin s’en vont les nuages-, Sakari Kuosmanen occupe le devant de la scène de Juha, sous les traits d’un homme fruste voyant sa femme (Kati Outinen) le délaisser pour un séducteur aux intentions viles (André Wilms). La pâte d’un mélodrame muet en noir et blanc, épure combinant laconisme revendiqué et fantaisie morose, à l’ombre bienveillante de Charlie Chaplin et Jacques Tati…

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L’Homme sans passé (2002)

Sauvagement agressé par une bande de voyous qui le laissent pour mort, un homme revient à la vie frappé d’amnésie. Et de se raccrocher à la solidarité des démunis et à son amour pour une employée de l’Armée du Salut, alors que la bureaucratie n’a que dédain et indifférence à lui offrir. Le chef-d’oeuvre de l’auteur, brocardant l’air de rien les dérives de la course au profit dans un film portant à quintessence son art dépouillé, entre stylisation vintage et vertus humanistes. Un must.

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