L’étoffe des super-héros

Jeff Lemire revisite le récit de super-héros en l’aiguillant vers une fable fantastique douce-amère. Hautement délectable.

Cela fait un petit temps que le nom de Jeff Lemire clignote sur notre radar des artistes à suivre. En quelques années, ce Canadien s’est taillé une jolie réputation dans deux registres a priori forts différents, voire incompatibles: les comics pur jus, en particulier pour le compte de DC Comics, avec une tripotée de scénarios musclés pour des séries de la trempe de Justice League ou Animal Man; et la BD alternative, sous bannière Top Shelf cette fois, avec des récits torturés et intimistes comme la trilogie Essex County ou l’âpre Winter Road, récit atmosphérique et neigeux autour d’un ex-champion de hockey lessivé tentant de dompter le brasier de colère qui le consume.

L'étoffe des super-héros

Dans Black Hammer, Lemire réunit le meilleur de ces deux mondes. L’emballage SF, avec ses super-héros, son monde parallèle et ses questions à pic sur le bien et le mal, est noyauté par un esprit plus littéraire, palpable dans la complexité psychologique des personnages, les sous-couches narratives, l’étude du milieu familial et la relative lenteur dans le déploiement de l’intrigue. Le parallèle avec l’architecture en réseau et le découpage en feuilleton d’une série télé est d’ailleurs tentant.

Famille décomposée

Cette première saison, sous-titrée Origines secrètes, a pour décor un bled paumé du Midwest où a atterri sans trop savoir pourquoi ni comment un petit groupe de super-héros après avoir débarrassé Spiral City de l’anti-Dieu, le plus redoutable des méchants. Assignés à domicile dans une ferme des environs (une force invisible les empêche de s’éloigner de la bourgade), ils tentent de se fondre discrètement dans le paysage. Pas simple toutefois de jouer la famille idéale quand on s’appelle Gail, quinquagénaire revêche enfermée dans un corps de fillette, Madame Dragonfly, sorte de Morticia Addams aux pouvoirs maléfiques, Barbalien, Martien métamorphe aux penchants homosexuels, Colonel Weird, vieillard un peu zinzin faisant des allers-retours dans le temps, ou Talky Walky, robot Don Quichotte s’acharnant à construire des satellites dans l’espoir de s’échapper de cette prison à ciel ouvert. Celui qui accepte le mieux son sort est finalement Abraham Slam, le seul qui n’a pas de super-pouvoirs et qui fait ici office de patriarche. Comme quoi, il est parfois plus difficile de vivre ensemble que de sauver le monde… Inutile de préciser que, dans le coin, cet étrange aréopage est diversement accueilli, entre curiosité pour la gérante du dinner local et hostilité pour le shérif.

À travers cette allégorie puissante traversant allègrement les cases de la science-fiction, du fantastique et du drame, Lemire laboure des thèmes comme l’amitié, la reconnaissance, la tolérance ou l’amour. Ce qui fait beaucoup, et aurait chez d’autres viré au carambolage, mais se déploie ici avec une étonnante fluidité. Le récit est entrecoupé de flash-backs dévoilant au compte-gouttes le passé de chaque protagoniste, et levant un coin du voile sur d’autres énigmes, notamment la disparition de Black Hammer, leur mentor, et d’une étrange porte spatio-temporelle qui pourrait bien être leur ticket de sortie.

Le trait rétro-futuriste et organique de Dean Ormston est à l’avenant: se jouant des étiquettes, il navigue entre classicisme vintage et climat d’épouvante à la Edgar Allan Poe. Si la suite, prévue pour début 2018, se chauffe du même bois métaphysique, on tient là une série d’anthologie.

Black Hammer (tome 1)

De Jeff Lemire et Dean Ormston, éditions Urban Comics, 200 pages.

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