20th Century Women, l’éducation sentimentale

Annette Bening est Dorothea, mère indépendante et solitaire inspirée de celle de Mike Mills. © DR
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

À tout juste 50 ans, Mike Mills, le réalisateur américain de Thumbsucker et Beginners, se souvient de sa mère dans 20th Century Women, troisième long métrage fictionnel où le récit d’apprentissage seventies se double de la célébration inspirée d’une féminité résolument plurielle. Rencontre.

Les dernières années de la vie de son père, sorti du placard sur le tard et explorant de nouveaux horizons sexuels à l’aune de sa septantaine, lui avaient inspiré Beginners (avec Christopher Plummer et Ewan McGregor) en 2011, soit le récit d’un deuil en forme d’introspection personnelle éclaté entre présent et passé. C’est aujourd’hui le souvenir vibrant de sa mère qui irrigue la matière de 20th Century Women, son nouveau long métrage, comédie douce-amère où, dans le Santa Barbara de 1979, année phare de tous les changements, un jeune adolescent s’éveille à la complexité du monde sous la coupe iconoclaste de trois générations de femmes: sa mère Dorothea (Annette Bening), enfant de la Grande Dépression à l’impénétrable mystère hérité de Bogart, la délurée Abbie (Greta Gerwig), baby boomer bohème biberonnant au punk qui vit sous le même toit, et enfin Julie (Elle Fanning), fantasme aux cheveux de miel en proie aux affres propres à la génération X. Touche-à-tout de génie (vidéaste et graphiste, il a réalisé des clips pour Pulp, Air ou Blonde Redhead et conçu des pochettes pour Jon Spencer, Sonic Youth ou les Beastie Boys), Mike Mills puise dans son vécu le plus intime le carburant de ses fictions. Explications.

20th Century Women arrive sur les écrans à un moment particulièrement sensible de l’histoire des femmes…

Mike Mills
Mike Mills© DR

C’est vrai. Ceci étant, j’ai commencé à écrire le scénario du film en 2011, à une époque où il n’était pas encore question d’un certain docteur Trump à la manoeuvre. On me parle souvent de 20th Century Women comme d’un récit d’apprentissage, et en un sens bien sûr il l’est, sauf que l’adolescent n’est jamais le sujet du film: je le filme peu, il n’évolue pas vraiment. Au fond, il n’est qu’un substitut pour moi en tant qu’auteur, ou bien pour vous en tant que spectateur. Ce n’est pas celui qui apprend qui m’intéresse, ce sont celles qui transmettent.

Parmi elles, Dorothea, matriarche célibataire et solitaire, est directement inspirée de votre propre mère. Jusqu’à quel point?

Mon père n’était pas très présent à la maison. Étant né dans les années 20, l’idée de l’implication paternelle était un concept assez flou pour lui. J’ai donc essentiellement grandi entouré de mes deux soeurs aînées et de ma mère, une femme forte, déterminée. Aujourd’hui encore, près de 20 ans après sa mort, elle demeure un mystère pour moi. Elle était drôle, charismatique, mais ne vous laissait jamais l’approcher de près. Elle avait ce petit côté « butch » -elle marchait et parlait comme un homme- à la Amelia Earhart. D’ailleurs, pendant la Seconde Guerre mondiale, elle voulait piloter des avions. Et croyez-moi, dans les années 70, à Santa Barbara, il n’y en avait pas deux comme elle. Durant le processus de création, j’ai regardé beaucoup des films que ma mère regardait. Elle parlait d’Humphrey Bogart en permanence. Très vite, je me suis aperçu qu’ils étaient identiques, elle et lui: il défend toujours la cause des faibles, il se couche toujours avec classe, il est ironique, amusant, il aime les gens qui bossent dur, n’apprécie pas la prétention, il fume et boit beaucoup… Bref, il est littéralement ma mère (sourire). Il était la clé de ce personnage.

Le film prend davantage la forme d’une méditation que d’un récit traditionnel. Comment, au juste, s’emploie-t-on à écrire une oeuvre comme celle-là?

Greta Gerwig est Abbie, artiste punk introvertie noyant le spectre de la maladie dans la transe.
Greta Gerwig est Abbie, artiste punk introvertie noyant le spectre de la maladie dans la transe.© DR

C’est un peu l’enfer, à vrai dire (sourire). L’idée de causalité, d’intrigue, de personnages amenés à connaître une transformation profonde ne m’intéresse pas. Je dois trouver autre chose, sinon je ne suis pas satisfait. Concrètement, je collecte des tas de fragments en rapport avec ce que j’ai envie de traduire à l’écran. Je rassemble tout, absolument tout, tous mes souvenirs, toutes les associations d’idées qui me viennent à l’esprit, les faits historiques se rapportant à l’époque choisie, tous les liens, les connexions qui me semblent pertinentes. Et puis je me penche sur l’ensemble de ces éléments et je me demande ce qui pourrait devenir une espèce d’histoire à partir de ça. Souvent, les souvenirs sont comme les rêves: plus vous essayez de vous en rappeler, plus ils vous échappent. Les livres, les disques, les lettres, les archives que je me procure incarnent les éléments solides qui vont me permettre de structurer mes souvenirs en scénario.

Vos soeurs se montrent-elles parfois réticentes à l’idée de vous voir déballer vos histoires de famille à travers vos films?

Elles se sont toujours montrées très compréhensives avec moi, mais je sais que ce n’est pas toujours facile pour elles. Un jour, alors que j’étais à l’école maternelle de mon fils, l’un des parents présents a évoqué la mort de ses propres parents. Je commence alors à partager mon histoire à moi, la manière dont mon père est sorti du placard quelques années avant sa mort et là le type me dit: « Oh, tu dois absolument voir ce film, ça s’appelle Beginners. » Bref (sourire), dans la foulée je raconte, amusé, cette anecdote à ma soeur et ma nièce: elles n’ont pas trouvé ça très drôle, à vrai dire. « Ça nous arrive en permanence« , m’ont-elles rétorqué. Et à cet instant précis, j’ai compris qu’elles avaient été dépossédées de quelque chose.

Le film ambitionne également de montrer à quel point chaque individu est façonné par le contexte social, politique et culturel dans lequel il évolue…

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Absolument. Il me tenait à coeur de nourrir ce portrait choral de femmes d’une perspective plus historique: l’arrivée du test de grossesse dans les foyers américains, la montée d’un féminisme questionnant la place du sexe dit « faible » dans la société, une nouvelle manière d’envisager la question du plaisir… Toutes ces choses ont changé la donne en profondeur à la fin des années 70 et je souhaitais que le film en témoigne. Les individus, et c’est d’autant plus vrai aux États-Unis qu’ailleurs, ont tendance à oublier qu’ils sont le produit de l’époque qui les a vus naître. Pourtant, notre système de valeurs est socialement et idéologiquement élaboré. Roland Barthes explique ça très bien dans ses Mythologies: la culture bourgeoise tend à nier le moment présent comme construction historique.

Avec le recul, 1979, l’année durant laquelle se déroule l’action du film, charrie également un goût de paradis perdu. En un sens, elle symbolise la fin de l’innocence. C’est pour cela que vous avez choisi d’y inclure cet incroyable discours télévisé que Jimmy Carter a adressé cette année-là au peuple américain?

Ma mère adorait Carter, bien sûr: un fils de fermiers, qui travaille de ses mains, n’est pas prétentieux… Et puis ce speech est tout bonnement dingue. À l’été 1979, le pays connaît une profonde crise de confiance consécutive au deuxième choc pétrolier et la cote de popularité de Carter est au plus bas. Il choisit alors de s’adresser aux Américains en leur parlant du déficit de sens qui les affecte. Le capitalisme, l’argent, la logique de consommation ont déconnecté les individus de leurs vrais besoins. « Désormais, notre identité ne se définit plus à travers les actes que nous posons, mais à travers les choses que nous possédons« , y assène-t-il notamment. Près de quatre décennies plus tard, ce « discours du malaise », comme on l’a appelé, reste d’une pertinence totale. Mais plus aucun politicien aujourd’hui n’oserait questionner comme il l’a fait ce jour-là la grandeur de l’Amérique. Même Obama… Carter dit qu’à cause de l’assassinat de Martin Luther King, du Vietnam, du Watergate, la nation a perdu la foi. Woaw, mec, s’il y a bien une chose que tu ne peux pas dire aux États-Unis, c’est bien celle-là…

La musique est un personnage à part entière de votre film. Quand avez-vous découvert le punk, et quelle importance a-t-il eu dans votre parcours?

Elle Fanning est Julie, grande ado perturbée qui clope avec style.
Elle Fanning est Julie, grande ado perturbée qui clope avec style.© DR

En 1979, j’avais treize ans et je faisais du skate: le punk a eu une énorme influence sur moi. Aux États-Unis, et plus particulièrement en Californie, il y a toute une tradition de la pop qui véhicule une vision du monde artificiellement joyeuse, conformiste et aimable. C’est quelque chose qui m’a toujours beaucoup déprimé. Puis un jour le punk a déboulé dans ma vie: plombé, en colère, confus, violent… Et c’est tout un monde de possibles émotionnels et identitaires qui soudain s’ouvrait devant moi. J’étais quelqu’un de très solitaire et le punk m’a donné des compagnons de route. Ils avaient pour nom Siouxsie, John Lydon, Joe Strummer… Ils exprimaient des choses fortes, authentiques, qui m’arrachaient à mon sentiment de solitude. La musique que l’on entend dans le film est la musique que j’écoutais moi-même à cette époque, même si j’étais un peu moins à la page: je ne connaissais pas The Raincoats ou Suicide, par exemple. Mais oui, comme dans le film, je portais un t-shirt des Talking Heads, et on m’a tabassé et traité d' »art fag » (littéralement, une « tapette arty », NDLR) pour ça.

Le film, on l’a dit, témoigne de la manière dont une époque façonne les individus. En ce sens, le punk a sans doute été l’un des derniers mouvements musicaux à avoir, socialement, un tel impact transformatif…

Je ne sais pas… Si c’est l’un des derniers, ce n’est pas le dernier en tout cas. Le punk a eu cet impact crucial, décisif, sur moi parce qu’il était nouveau et que j’étais là quand il a été inventé. Vous voyez ce que je veux dire? J’ai des amis européens plus jeunes que moi qui étaient présents quand la house et la techno ont émergé. Ils ont assisté en direct à la naissance d’une invention, si vous voulez, ces courants ont donc exercé sur eux une influence d’autant plus déterminante. C’est un peu comme assister à la découverte d’un nouveau monde. Pensez à l’importance qu’a désormais pris le mouvement hip-hop qui, soit dit en passant, a véritablement vu le jour en 1979, avec le Rapper’s Delight de The Sugarhill Gang. Il me semble que quelqu’un comme Frank Ocean, par exemple, incarne aujourd’hui quelque chose de puissant, de vrai, d’intime, à même de résonner bien au-delà de la simple sphère musicale.

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