Thierry Michel, l’Africain

Thierry Michel sur le fleuve Congo. © DR
Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Un superbe livre-coffret DVD réunit les dix films tournés au Congo-Zaïre par le cinéaste belge Thierry Michel. La fin d’un cycle.

L’objet est unique. Comme son contenu. Un (très) beau livre, au format cinématographique, contenant dix films -sur neuf DVD- et leur présentation richement illustrée. Préfacé par la journaliste Colette Braeckman, plus d’une fois complice des projets de Thierry Michel, l’ensemble des films tournés au Zaïre et au Congo par le cinéaste carolorégien est là, à l’heure où sort sur les écrans son dernier film Les Enfants du hasard. Vingt-cinq ans de travail qui ne sauraient s’assimiler à un long fleuve tranquille… Car de Zaïre, le cycle du serpent à L’Homme qui répare les femmes, ce quart de siècle de tournages fut tout sauf aisé. Michel a tout connu, des arrestations et expulsions aux menaces physiques directes en passant par les retraits de visa et les campagnes de dénigrement. Il faut dire que le cinéaste né en Pays Noir et installé à Liège n’a jamais su ni voulu être un ami du pouvoir. À ses débuts, déjà, c’est un regard critique qu’il posait sur la société (Pays noir, pays rouge, en 1975), sur l’économie qui exploite puis exclut (Chronique des saisons d’acier, en 1982), sur les luttes prolétaires (Hiver 60, en 1982, sur la grande grève wallonne contre les mesures gouvernementales de régression sociale). Après des excursions au Maroc (Issue de secours, en 1987) et au Brésil (le controversé Gosses de Rio, en 1990), Thierry Michel était prêt pour ce qui allait devenir la grande aventure de sa vie de réalisateur: la rencontre avec un « pays-continent » quatre fois plus grand que la France et… 80 fois plus étendu que cette Belgique dont il fut la colonie jusqu’au tout début des années 60.

Congo River.
Congo River.© DR

Pour revenir sur ses dix longs métrages consacrés au Zaïre (nom donné au pays par Mobutu durant sa dictature) et en RDC (République démocratique du Congo, depuis 1997 et la chute du tyran), Thierry Michel a fait le choix d’un très beau livre-coffret. Neuf DVD y sont intégrés à un parcours photographique mettant en valeur chaque film, remis dans son contexte et analysé. « Je voulais deux écritures, explique Thierry Michel, celle de Colette Braeckman et celle de René Michelems (critique et historien du 7e art décédé fin 2015, NDLR) qui réinscrit mon travail en Afrique dans un ensemble allant du Brésil au Maroc en passant par l’Iran. » La journaliste a écrit une préface engagée, très pertinente, titrée L’Homme qui court vers le Congo. Michelems évoque pour sa part avec justesse « les films rigoureux, fulgurants, abrasifs » de celui qu’il désigne comme « chef de file évident d’un cinéma documentaire belge axé sur l’engagement, le politique et la réflexion vigilante sur le réel« . Il exalte aussi une oeuvre où « l’éthique ne s’éloigne jamais d’une esthétique, le montage refusant le simple reportage pour une approche plus fraternelle du monde« .

Mobutu roi du Zaïre.
Mobutu roi du Zaïre.© DR

La démarche de Michel l’aura emmené au coeur du pays, notamment et surtout pour la fabuleuse autant qu’ambitieuse remontée du fleuve (Congo River, en 2005). Six mois de tournage dont les trois derniers en solo, l’état de guerre et les nombreuses rébellions rendant trop dangereuse la présence d’une équipe. Le cinéaste aurait pu perdre la vie à vouloir mener à son terme ce parcours autrefois réalisé par Stanley… Mais d’autres films « congolais » lui auront fait sillonner le reste du monde, comme ce prodigieux Mobutu roi du Zaïre (1999) pour lequel il traqua, dans les archives de nombreux pays, jusqu’aux chutes d’émissions télévisées pour y trouver les images précieuses d’un documentaire aux dimensions shakespeariennes.

L'Homme qui répare les femmes.
L’Homme qui répare les femmes.© DR

Humanité

Thierry Michel aime commenter ses films, mais il en est un qu’il est incapable de revoir. Le dernier en date, L’Homme qui répare les femmes (2015), consacré au docteur Denis Mukwege, celui qui soigne les milliers de femmes violées, mutilées, victimes de guerres dans l’est de la RDC où les sévices sexuels sont devenus une arme de destruction massive dans une indifférence elle aussi criminelle. Quand le réalisateur belge a pour la première fois (en tournant Congo River) été témoin de cette horreur absolue, il a « craqué ». « C’est la seule fois où j’ai pleuré durant un tournage, confie-t-il, tant ce que je découvrais était insupportable. »

Tout en conservant une juste distance avec ses sujets, le cinéaste a su épouser l’humanité en souffrance, en mal de liberté, qu’il cadrait si souvent sur ses chemins d’Afrique. Au point d’établir des liens très forts avec un Congo où beaucoup reconnaissent en lui le dépositaire d’une mémoire historique aussi fondamentale que largement ignorée jusqu’à lui. « J’ai la communauté congolaise sur le dos, qui veut me culpabiliser, commente le réalisateur. On me dit « Tu ne dois pas nous abandonner!« Au FESPACO (Festival panafricain de Ouagadougou au Burkina Faso, NDLR), j’ai beaucoup entendu « C’est toi le cinéaste africain, vas demander aux taximans quels films africains ils préfèrent… »

Thierry Michel, l'Africain

La page est tournée pourtant. Thierry Michel ne filmera plus dans un pays dont il a fait le tour, même s’il y reste extrêmement attaché (voir l’encadré plus bas).Il serait bon que du Congo et plus largement d’Afrique subsaharienne, s’avancent des réalisateurs locaux désireux et capables de relayer son travail de mémoire à leur manière, avec leur propre légitimité. Avec aussi des moyens qui restent tragiquement absents… « Pour que cela se passe avec un réalisateur congolais, il faudra deux choses, conclut Thierry Michel: qu’il soit en exil et n’ait pas de famille là-bas, pour échapper aux pressions, et qu’il arrive à arbitrer entre les particularismes qui font que s’il est katangais il sera suspect aux yeux des gens de l’équateur, et que s’il est de l’Est il le sera aux yeux des gens du Bas-Congo… C’est un peu la quadrature du cercle. Et il faut encore ajouter une grande liberté d’esprit, ce que le contexte rend difficile. » Le cinéaste belge juge la crise économique au Congo plus grave encore que la crise politique. Il observe une situation « prérévolutionnaire ». Gageons que ce Congo qu’il aime, il ne le quittera jamais tout à fait…

Thierry Michel, 10 films 1990-2015, Collection Congo-Zaïre, 9 DVD et 72 pages. Distribution: Les films de la passerelle.

3 questions à Thierry Michel

Thierry Michel, l'Africain

Quels sont vos sentiments au moment de sortir cette somme de 25 années de travail réunies dans ce coffret?

J’ai un peu le sentiment du devoir accompli, d’avoir saisi un pays-continent dans ses différentes facettes, et ce sur 25 ans avec en plus les réminiscences de ce qui s’était passé avant, durant la période coloniale. J’ai traité du politique, du pouvoir (dictatorial avec Mobutu roi du Zaïre, « berlusconien » -mélangeant foot, business et politique- avec L’irrésistible ascension de Moïse Katumbi), de la justice (L’Affaire Chebeya, un crime d’Etat?), de la guerre et de la santé (L’homme qui répare les femmes), de l’économie et de la mondialisation (Katanga Business), de la géographie et de la mythologie (Congo River), de la présence blanche (Les Derniers Colons) aussi.

Filmer le Congo, c’est bel et bien fini pour vous?

J’ai clôturé le cycle. J’ai fait le tour de la question. Je reste branché sur le Congo de manière très active, comme journaliste lanceur d’alerte sur Facebook où je suis très suivi. Mais mon oeuvre de cinéma là-bas est achevée. J’avais besoin d’aller voir ailleurs. Ce qui est étonnant, c’est que cet ailleurs soit si près de chez moi puisque j’ai fait un film (Les Enfants du hasard) sur des enfants de la zone nord de Liège, tous descendants de mineurs, et que j’en tourne à présent un autre sur la sidérurgie dans la zone sud…

De ces dix films, quel est celui que vous jugez le plus abouti? Et lequel est le plus proche de votre coeur?

Le voyage de six mois sur le fleuve, dans un pays en guerre balkanisé par les rébellions, fait de Congo River une expérience unique, qui marque à jamais ma vie et qui me structure. Le plus abouti est sans doute Mobutu roi du Zaïre, avec un gigantesque travail de montage sur de très nombreuses archives, avec aussi la dimension de tragi-comédie rappelant parfois Molière et surtout Shakespeare que j’ai relu pour la dramaturgie du puzzle que composaient les images retrouvées.

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