Jake Lamotta (1921-)

© © OLIVIA SAUTREUIL

Ce soir, le 14 novembre 1947, il n’y a pas un chat dans ton vestiaire. Sauf ton frère, Joey, qui regarde ses chaussures d’un air coupable. Silence de plomb. De l’autre côté de la porte, le public du Madison Square Garden de New York ne s’en remet pas. Le grand Jake LaMotta, champion non couronné des moyens, battu par l’obscur Billy Fox. Enfin, battu… Même les cols bleus des derniers rangs ont compris que, d’une chiquenaude, tu aurais pu rayer Billy du tableau. De rage, ils s’en sont cassé la voix. Et une pluie de tomates a dégringolé des tribunes.

Après le combat, Frankie Carbo est passé en coup de vent pour te serrer la pince. Il pouvait sourire, lui. Il avait décroché le gros lot. L’argent des paris ajouté à la satisfaction de t’avoir fait plonger. Ça faisait si longtemps que tu l’envoyais paître. L’ancien bookmaker devenu patron de la pègre en avait fait une affaire personnelle.

Même Joey n’en revenait pas de ton entêtement. Avide de fringues et de cash, il aurait vendu son âme au diable pour un borsalino. Dans le New York de l’après-guerre, on pouvait l’apercevoir dans les salles miteuses du Bronx, à travers la fumée des cigares, le diable. Frankie Carbo était sicilien d’origine et ceux qui refusaient de boulonner avec lui couraient le risque de finir les deux pieds dans le ciment.

Lui et les autres faisaient leur beurre en exploitant la sueur des boxeurs. Ils avaient trouvé le bon filon: c’est plus facile de convaincre un type de se coucher que de contrôler toute une équipe de base-ball. Quant à toi, tu avais grandi dans le Bronx, tu t’étais battu dans la rue, tu étais devenu boxeur en maison de redressement et tu frappais comme un déménageur. Le prototype du gars qui cogne d’abord, qui réfléchit ensuite. Le pigeon idéal, en somme. Tu n’avais pas tardé à apparaître dans leur radar. Sauf que tu voulais l’obtenir à ta manière, le titre. À la seule force de tes poings. Une illusion. N’est pas Sugar Ray Robinson qui veut. Si bon que même la mafia lui fichait une paix royale.

Après six ans à donner des coups et à en prendre sans voir la couleur d’un championnat du monde, tu t’es résigné. Fallait y passer. Parfois, perdre est le chemin le plus court pour le titre. Billy Fox, tu en aurais fait ton quatre-heures. Là, tu t’es simplement laissé frapper en attendant que l’arbitre arrête les frais. Le public, la presse, la fédé, tout le monde t’est tombé dessus. Sans parler de la déprime.

En 1961, Frankie s’est fait prendre par la patrouille. Tu as été appelé à la barre. Les hommes de loi étaient persuadés que tu allais traverser le procès muet comme une carpe. Prudence oblige. Tu n’as pas tardé à cracher le morceau : bien sûr que tu t’étais couché. Sans quoi, Billy n’aurait pas tenu trois rounds. C’était le seul moyen d’obtenir une chance mondiale, et si c’était à refaire, tu le referais. D’autant que deux ans plus tard, le 16 juin 1949, à l’appel de la dixième reprise d’un sacré combat de bûcherons, Cerdan n’a pas décollé de son tabouret. Tu avais eu ta chance et tu l’avais saisie. À bras-le-corps, comme un champion.

Frankie Carbo a pris vingt-cinq ans.

Chaque semaine, l’écrivain Nicolas Zeisler (son livre Beauté du geste est paru aux éditions du Tripode) tire le portrait en un round d’un boxeur de légende.

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