« Aujourd’hui, pour survivre, tous les métiers sont obligés d’en passer par une sorte de métamorphose »

Vincent Macaigne © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Olivier Assayas s’invite avec Doubles vies dans le milieu de l’édition pour croquer un monde confronté à la révolution numérique. Un film bavard mais relevé de distance ironique, non sans s’attacher, au passage, à prendre la mesure du temps…

Une tension féconde préside à de nombreux films d’Olivier Assayas, nourris de classicisme mais aussi du désir de prendre le pouls d’un monde changeant, voire d’en accompagner le mouvement. On se souvient ainsi comment dans Personal Shopper, son précédent opus, les textos reçus par Kristen Stewart constituaient un moteur dramatique inédit. Il est encore beaucoup question d’écriture sous des formes diverses, de l’autofiction au tweet, dans Doubles vies, un film où le cinéaste français investit le milieu de l’édition confronté à la révolution numérique. « Là où un film comme Personal Shopper traitait explicitement des abîmes qu’ouvre Internet sous nos pieds, et dans lesquels on peut être facilement aspiré, il s’agit cette fois plutôt de voir comment le monde change, du fait, aujourd’hui, des technologies numériques. La totalité de la société en est affectée, de manière à la fois bénéfique et maléfique, et le film a à voir avec la façon dont on s’adapte ou pas à cette transformation. Est-ce qu’on est solidaire de ce changement? Est-ce qu’on l’interroge? Comment vit-on la remise en question des valeurs sur lesquelles sont éventuellement fondés sa propre vie, son travail, ses convictions? »

Fixation archaïque

Vaste sujet s’il en est, qu’arpentent sans relâche les personnages de Doubles vies, tous, éditeurs, auteurs et autres, étant contraints de se remettre en question face à la transition en cours. Si le microcosme de l’édition offre assurément à Assayas un terrain de jeu propice, l’action du film aurait tout autant pu se déployer ailleurs, dans d’autres domaines artistiques, voire industriels – « aujourd’hui, pour survivre, tous les métiers sont obligés d’en passer par une sorte de métamorphose, d’adaptation à un nouveau monde », poursuit-il. Postulat valant, bien sûr, pour le cinéma également, même si, de l’avis du cinéaste, d’un abord « plus difficile, parce que fait de techniques complexes qui ont effectué leur révolution à travers le temps selon des modalités différentes ». L’on est d’ailleurs en droit de se demander dans quelle mesure la (r)évolution en cours, non contente d’inspirer Assayas, a également affecté sa manière de faire des films, intégrant notamment les nouvelles attentes et modes de « consommation » du public, sans même parler des bouleversements induits par de nouveaux opérateurs comme Netflix. « Je sais depuis longtemps que mes films vont être vus par une minorité sur grand écran, et par une majorité sous forme de supports divers et variés, du meilleur au pire. Cela fait partie du cinéma depuis un certain temps (…) Alfonso Cuarón, que j’admire, a tourné un très beau film, Roma, grâce à Netflix, et Martin Scorsese, un très grand cinéaste, est occupé à tourner The Irishman dans des conditions pharaoniques. Mais ils profitent d’une certaine façon, d’un moment spécifique où la plateforme a besoin de leur notoriété pour faire sa publicité. Cela ne durera pas: à échéance d’un an, deux ans, trois ans, je ne suis pas sûr que Netflix ait vocation à produire des films, les miens ou ceux de qui que ce soit d’autre. Par ailleurs, j’ai cette espèce de fixation, archaïque si on veut, voulant que j’aie besoin du grand écran. Si je fais des films, c’est parce qu’il y a le grand écran, sans cela, je ne pense pas que j’en tournerais. Donc, si la question de Netflix se posait, ce qui n’est pas le cas, la réponse a priori serait non. »

Juliette Binoche et Guillaume Canet
Juliette Binoche et Guillaume Canet

Dont acte. Si Doubles vies est d’ailleurs, par essence serait-on tenté de dire, un film fort bavard, littéraire dans son écriture et risquant une progression dramatique reposant pour l’essentiel sur les dialogues, il y a là néanmoins également un pur geste de cinéma, la mise en scène des différents blocs imprimant son rythme à l’ensemble. Un défi, comme les affectionne le réalisateur – « Il faut qu’il y en ait un pour que le projet soit intéressant. Ici, c’était très difficile, comme si tout était sur la même note au départ, et que je devais arriver à mettre cela en musique, à la manière d’une symphonie. Il fallait donner un style et une dynamique propre à chaque scène en ne disposant que de très peu d’éléments. Le film repose entièrement sur la tension de la parole, la drôlerie, et cela veut dire que la caméra doit toujours se trouver au millimètre là où elle doit être, et avoir la possibilité de saisir des choses très fugitives sans marge d’erreur. Cela oblige à constamment repenser la syntaxe pour ne pas produire un effet de monotonie. J’avais déjà fait un film constitué d’une série de dialogues, Fin août, début septembre, presque entièrement tourné en plans-séquences, alors qu’on attendait plutôt des champs-contrechamps. Dans celui-ci, au contraire, l’effet de comédie du film, sa vitesse tenaient justement à l’usage quasi obligatoire de champs-contrechamps qui permettent de rythmer les choses, de tout tendre. »

Tempo allegro que relève encore une distance ironique guère associée, en général, à l’auteur de Sils Maria. Et qui vient ici donner une inflexion judicieuse à un scénario portant sur les milieux intellectuels parisiens un regard en coin nourri d'(auto)dérision; une mécanique de précision où le grain de Vincent Macaigne fait des étincelles, au même titre d’ailleurs que la fantaisie de Juliette Binoche. « Quand on fait un film où, au fond, il s’agit de choses sérieuses ou graves, la seule façon de l’exprimer, c’est dans la légèreté, sans quoi on prêche, jauge Assayas. Cela tient aussi au choix du Super 16, à la légèreté du format, à la vitesse d’exécution. Le film a été tourné très vite, en six semaines, je voulais garder ce côté instantané de l’époque. »

Nora Hamzawi
Nora Hamzawi

Une époque où, Doubles vies citant Lampedusa, « il faut que tout change pour que rien ne change »: « Là, pour le coup, il n’y a pas d’exemple plus simple que le cinéma en tant que modèle pour la société. Quand j’ai commencé à faire des films, le numérique n’existait pas. Progressivement, le son a été numérisé, puis l’image, qui a été montée sur logiciel Avid. Après, il y a eu des caméras numériques et des DCP pour projeter les films, avec des salles numériques d’où le 35mm a disparu. On peut donc dire qu’entre le moment où j’ai commencé à faire des films et aujourd’hui, tout a changé. Or, en réalité, que reste-t-il: un acteur, filmé par une optique, et projeté dans une salle. On a donc le droit de dire que rien n’a changé. »

Le cinéma comme pensée du monde

Puisque le film procède à plusieurs niveaux, l’auteur y ajoute encore une exploration du couple sur la distance, et la mesure du temps qui passe – « c’est un film qui s’est écrit par association d’idées », relève-t-il, évoquant une maturation spontanée. Et l’histoire de s’enrichir de diverses liaisons, croisées ou pas, sues ou tues, situations adultérines envisagées dans une forme de bienveillance sertie d’ambiguïté. À l’abri de toute surdramatisation, mais avec la volonté de faire « une sorte de marivaudage un peu amoral, où l’amour serait plus fort que la jalousie. »

Olivier Assayas
Olivier Assayas© DR

Au passage, c’est encore tout un jeu de références qui opère, implicites, comme Woody Allen, ou explicites, comme Ingmar Bergman. « J’aimais bien avoir un rapport au cinéma qui ne serait pas un rapport au sens cinéphile du terme, mais que le cinéma puisse être une source d’idées, de pensée du monde. C’est-à-dire un rapport au cinéma où ce dernier serait l’une des modalités de la représentation des idées qui régissent le monde. Je m’intéresse à ce que les films disent du monde -une forme de philosophie y est à l’oeuvre, même si souvent, on ne regarde pas le cinéma de cette façon-là. » Conséquence, peut-être, d’une évolution voulant que les oeuvres à entretenir une telle ambition se fassent de plus en plus rares… « Parce que, par exemple, dans le cinéma américain, on produit désormais des films qui doivent rendre des comptes aussi bien aux codes moraux de la société chinoise qu’aux habitudes des spectateurs de jeux vidéo adolescents occidentaux. Tout le cinéma américain, à très peu d’exceptions près, est conçu, au-delà d’un certain seuil de financement, selon ces modalités-là. »

Archaïque, décidément, Olivier Assayas? « J’ai toujours considéré avoir une forme de responsabilité à rester fidèle aux valeurs et à la pensée du cinéma de mes débuts. De ce point de vue, j’ai eu le sentiment d’apprendre et de découvrir le cinéma à la meilleure école, celle des Cahiers du cinéma au début des années 80, avec Serge Daney, Serge Toubiana et quelques autres. Aujourd’hui, cette culture-là a disparu: il existe encore un journal qui s’appelle les Cahiers mais qui, intellectuellement, n’a plus rien à voir. Au fond, j’ai l’impression d’être le produit d’une période du rapport au cinéma postbazinienne, et j’essaie comme je peux de me raccrocher de façon aussi rigoureuse que possible à ces valeurs-là, qui sont celles dont je suis issu… » Écho d’une époque où l’on ne parlait pas encore de remplacer la critique par des algorithmes, suivant l’une des saillies de Doubles vies, et où il ne se trouvait personne pour affirmer, comme une protagoniste du film, que « les tweets sont les haïkus d’aujourd’hui » faisant, potentiellement, de Donald Trump le plus grand poète en activité… « Je n’ai pas dit que j’étais d’accord avec elle (rires). Mais pourquoi pas, honnêtement? On peut prendre les choses par le haut, comme le fait le personnage d’Alain, l’éditeur, quand il cite le petit poème de Mallarmé. Aucune forme n’interdit la pratique artistique. Après, on a le droit de s’en servir aussi de façon ordurière, comme le président des États-Unis. » Quand on parlait d’instantané de l’époque…

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