Harmonium, solitude familiale

© DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Kôji Fukada, l’auteur de Au revoir l’été, passe la famille japonaise au scalpel dans Harmonium, un drame suffocant et vertigineux.

Guère connu sous nos latitudes, Kôji Fukada n’en compte pas moins, à un peu plus de 35 ans, parmi les auteurs en vue du cinéma japonais. Si son précédent Au revoir l’été en faisait le lointain héritier d’un Rohmer, Harmonium,son nouveau film, découvert à Un Certain Regard à Cannes, dévoile une facette plus sombre de son art. Le cinéaste y met en scène Toshio et Akié, un couple menant une existence tranquille avec leur fillette, Hotaru. Une quiétude troublée cependant par l’apparition de Yasaka, ancienne connaissance de Toshio qui va, au sortir d’un long séjour en prison, s’immiscer dans la vie de cette famille sans histoire… Difficile de ne pas penser, ne serait-ce que l’espace d’un instant, au Teorema de Pasolini, un artiste pour lequel Fukada ne cache d’ailleurs pas son admiration. Pour autant, Harmonium adopte des contours éminemment singuliers, tragédie intime se déployant tout en intensité feutrée.

Les abysses de la condition humaine

Si son titre international évoque l’instrument de musique qu’apprend Yasaka à la fillette de la maison, Fuchi ni tatsu (soit « se tenir sur le bord »), l’original japonais, traduit limpidement les intentions de l’auteur. « L’expression artistique consiste, à mes yeux, à regarder dans les ténèbres, plonger dans les abysses de la condition humaine. Il s’agit, autant que possible, de se tenir au bord du gouffre, en veillant à ne pas tomber, sans quoi l’effort serait vain. Mais l’idée est de se pencher le plus possible afin de pouvoir observer en profondeur. On peut voir dans cette démarche l’influence du dramaturge japonais Oriza Hirata, qui est un peu mon mentor… » Ainsi donc d’un récit à l’architecture aussi sinueuse qu’implacable, qui va bientôt confronter ses protagonistes à leur solitude irréductible par-delà les apparences, jusqu’à les laisser comme exsangues.

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

L’histoire de cette famille en trompe-l’oeil, Fukada en a eu l’idée il y a une dizaine d’années déjà, le projet tardant toutefois à se concrétiser, sans qu’il s’en formalise à vrai dire. « À l’époque, en 2006, je n’avais écrit qu’un synopsis très simple, tenant sur une page. Trouver un financement s’avérant compliqué, j’ai alors pensé m’en tenir à la première moitié du film, sous la forme d’un court métrage qui en aurait, en quelque sorte, constitué le pilote. Comme mes producteurs m’avaient signifié qu’il serait extrêmement difficile de rentrer dans les frais avec un court, j’ai décidé de le développer afin d’en faire un long métrage, qui est devenu Hospitalité, tourné en 2010. En tant que tel, Harmonium ne m’a donc pris que trois ans. Et les expériences que j’ai vécues dans l’intervalle m’ont certainement aidé à pouvoir le faire. Cela valait donc la peine d’attendre…« Et de confier, sans même parler des nombreuses recherches venues nourrir le propos du film, avoir gagné en expérience, bien sûr, mais aussi en confiance, s’agissant d’évoquer un couple marié, un sujet fort éloigné de l’individu de 26 ans qu’il était en 2006.

Déconstruction familiale

Si Hospitalité adoptait les contours d’une comédie, et s’écartait à ce titre radicalement du ton tragique présidant à Harmonium, les deux films n’en constituent pas moins, de l’aveu même du réalisateur, les deux faces d’une même pièce. En leur coeur, la famille, sur laquelle Fukada porte un regard aussi original que critique, celle d’Harmonium semblant régie par une communauté d’intérêt plus que par toute autre considération. « J’ai de la défiance ou de la distance à l’égard de l’institution familiale. Je suis extrêmement suspicieux vis-à-vis de l’idée traditionnelle de la famille au Japon, dont l’un des éléments constitutifs, aux côtés des liens du sang, réside dans la façon dont chacun y remplit son rôle: le mari travaille dur pour qu’il y ait du pain sur la table, et la femme est censée élever les enfants sous sa protection. Les gens essaient de se conformer à ces rôles et aux attentes. Mais si cela permet peut-être à une famille de fonctionner en tant que cellule, c’est là une conception vraiment très traditionnelle. »

Et une construction artificielle que l’arrivée de Yasaka va -un effet parmi d’autres- consciencieusement mettre à mal, obligeant le couple de Harmonium à reconsidérer sa relation, avec des conséquences vertigineuses, cette harmonie-là n’étant que de façade. Et Kôji Fukada d’enfoncer le clou: « Pour moi, la famille n’est jamais qu’un groupe d’individus qui sont en fait des entités séparées mais font semblant de constituer une petite communauté. En procédant de la sorte, ils finissent par établir une connexion qui se substitue à leur individualité. Je veux raconter des histoires où les gens, quoique vivant dans des cellules familiales, réalisent être des entités autonomes, porteuses de leur propre solitude. Mes films s’apparentent à une exploration de l’individu le ramenant à cette composante intrinsèque de la condition humaine qu’est la solitude… »

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content