Fiction (5/6): Happy for a while, d’Emmanuelle Bayamack-Tam

La Jetée, Chris Marker, 1962 © Succession Chris Marker/Fonds Chris Marker-Collection Cinémathèque française

Chaque semaine, un écrivain qui publiera à la rentrée livre une nouvelle inédite inspirée librement par une image de La Jetée de Chris Marker. Cette semaine: Emmanuelle Bayamack-Tam.

Emmanuelle Bayamack-Tam

NÉE EN 1966 À MARSEILLE, EMMANUELLE BAYAMACK-TAM A PUBLIÉ UN GRAND NOMBRE DE LIVRES AUX ÉDITIONS POL, DONT UNE FILLE DU FEU, SI TOUT N’A PAS PÉRI AVEC MON INNOCENCE ET LES GARÇONS DE L’ÉTÉ (SOUS LE PSEUDO DE REBECCA LIGHIERI). EN SEPTEMBRE, ELLE Y PUBLIERA ARCADIE.

J’ai pensé: « Un pas de plus et je suis foudroyé » -mais sans me consulter, ma jambe a fait ce pas sur les dalles mouillées. C’était ça ou ne jamais savoir ce qu’aimer veut dire, et je n’allais pas laisser passer ma seule chance d’amour, la première en trente ans. Trente ans à faire comme les autres et pour leur ressembler, mais sans rien éprouver de plus intense que l’envie ou la déception. Trente ans de vie sans mode d’emploi.

Alors quand elle est passée devant moi, à la fois distante et familière, blonde aux yeux noirs en ses habits anciens, je l’ai suivie. Ses habits, d’ailleurs, n’étaient pas tant anciens que subtilement démodés: une jupe aux genoux, un col roulé, des ballerines. Même sa coiffure, son blond artificiel, sa frange un peu bouffante, semblaient tout droit sortis des années soixante. Quant à moi, avec mon imper et mes gants, j’avais l’air d’un détective privé d’opérette, lancé dans une filature dont je ne maîtrisais absolument pas les enjeux.

Je l’ai suivie sur la jetée que l’averse avait vidée de ses rares promeneurs -à moins que ce ne soit ma tempête intérieure, mon propre orage fulminant, perçu par les passants comme une menace bien pire que la tempête qui s’annonçait.

Nous étions seuls au monde et ça me convenait parfaitement, comme me convenaient l’impuissance du soleil à dissiper les nuées convulsives et sanglantes, et l’inquiétant totem des projecteurs détachant leurs silhouettes hiératiques sur ce ciel d’apocalypse.

J’ai pensé: « Un pas de plus et je suis foudroyé » -mais bien sûr, je savais que j’allais le faire, ce pas, vu qu’il était tout ce qui me séparait du sens de la vie, la vie enfin comprise et enfin désirable. J’avais perdu trop de temps en affairements sans joie et en tracasseries vaines pour ne pas souhaiter ardemment cet alignement des astres, cette déflagration miraculeuse qui me précipiterait enfin dans les possibilités infinies de l’amour.

Soufflant par bourrasques, le vent a charrié jusqu’à moi les effluves de son parfum, sa note un peu charnelle mêlée à ceux du kérosène et du goudron. Elle a porté les mains à son visage, en un geste qui aurait pu traduire une appréhension, la vague crainte de ce qui allait se produire, mais au-dessus de la ligne légère des doigts, son regard est resté serein, voire imperceptiblement provocateur. Même à distance, je percevais la confiance qu’elle mettait en ses propres pouvoirs, en sa capacité d’ensorcellement. Elle savait que j’allais venir à elle, harponné au coeur, poisson privé d’air et battant des nageoires sur les dalles mouillées, vaincu, captif d’avance, bienheureux, consentant. Je me suis avancé. Un pas seulement, mais je savais qu’il serait décisif.

J’ai pensé. Mais penser n’est pas le mot juste pour désigner le vortex d’images télescopées et de rumeurs confuses dans lequel j’ai été brutalement précipité. J’ai pensé, oui -à moins que je n’aie été saisi par des pensées sans mots et sans propriétaires, traversé de part en part par un souffle indistinct et puissant, provisoirement soustrait à la réalité, alors même que je n’avais jamais eu davantage le désir d’y être. Cet instant dont j’avais reconnu le caractère unique et déterminant voici que j’en étais tenu éloigné, comme par un sort inverse à celui que m’avait jeté l’inconnue.

Tandis que je luttais pour reprendre pied, pour ne pas me laisser happer par ce tourbillon, il m’a semblé qu’il se faisait moins torrentiel et moins inhumain, laissant des visages émerger çà et là, des phrases s’articuler et parvenir à ma conscience: des ordres, des conseils, des formules résignées qui m’étaient adressées.

Pas de doute, c’était ma vie qui défilait: j’étais en train d’en remonter le déroulement absurde; j’en reconnaissais l’indigence, les tâches bornées, les obligations, les trajets quotidiens, les fréquentations machinales -pas d’amis, non, juste des connaissances, des gens avec qui échanger quelques mots ou sortir boire un verre. En trente ans, je n’étais jamais allé au-delà de la simple camaraderie. Il y a des existences vouées à la solitude et la mienne en était. Quelque chose chez moi décourageait l’élan et glaçait la ferveur. Peut-être parce que je n’étais capable ni de l’un ni de l’autre.

Mais aujourd’hui, sur ce môle du bout du monde, cerné de pistes d’atterrissage abandonnées et voué à une destruction proche, il m’avait justement semblé que mon malheur n’était pas une fatalité, et que l’impulsion qui m’avait poussé à suivre l’inconnue pouvait faire de moi un homme nouveau. En revoyant ma vie passée, je mesurais à quel point elle avait manqué de tout ce qui en fait le prix: l’émotion, la déraison, le danger. Même mon enfance avait été triste et sage, comme subordonnée à un commandement invisible qui m’aurait interdit le jeu à perdre haleine, les mirages de la nuit, la magie blanche perpétrée à la cime des arbres ou dans le secret d’un grenier.

« Allez! » Légèrement voilée, caressante, impérieuse, la voix de l’inconnue est arrivée jusqu’à moi. Mais à quoi pouvait-elle bien m’inciter, alors même que j’étais en train de vivre ce que j’identifiais clairement comme une expérience de mort imminente: la cage thoracique qui se referme, la clameur intime qui se fait assourdissante, les images surgies du passé qui défilent en accéléré -ou plutôt, non, le passé qui est là tout entier, le lointain et le proche immédiatement et simultanément saisissables pour peu que je le veuille, mais je ne le voulais pas, je voulais le présent, je voulais cet instant crucial et merveilleux, je voulais la douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

J’ai pensé -oui, de nouveau, je pouvais penser, le film était fini, les images avaient cessé de m’assaillir, j’allais réintégrer un néant dont je n’étais jamais vraiment sorti. J’ai pensé que j’aurais dû comprendre, à ses habits de deuil, au noir sans appel de ses vêtements démodés, à la fixité implacable de son regard, au triomphe serein de son sourire, que loin de constituer ma dernière chance et mon ultime occasion d’aimer, l’inconnue sur la jetée était venue m’annoncer la fin du monde.

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