Folie ordinaire

© Francesca Mantovani - Editions-Gallimard

Jauffret déjoue les ressorts pervers des relations humaines dans une nouvelle cuvée de microfictions placées sous le signe de la cruauté. À lire cul sec.

En 2007, Régis Jauffret jetait un pavé dans la mare littéraire. Long chapelet d’histoires courtes écrites au papier de verre, ses Microfictions tisonnaient les lâchetés et les désirs flasques d’une humanité épuisée d’elle-même. Onze ans plus tard, il remet le couvert avec un banquet de nouvelles éclairs taillées dans le même bois de l’abomination ordinaire. Aligner 500 shots romanesques d’une page et demi chacun sans radoter et sans tomber dans la formule mécanique, cela tient déjà de la prouesse. Mais réussir en plus à envoûter le lecteur en lui servant un cocktail d’infanticides, de viols, de meurtres crapuleux et d’actes immoraux et odieux en tous genres, cela relève de la magie noire. Ou plus exactement du génie littéraire. Comme il l’a démontré dans ses romans « classiques », exploration clinique des ressorts émotionnels de faits divers qui ont défrayé la chronique (de l’affaire DSK au cas d’Elisabeth Fritzl en passant par le meurtre du banquier Edouard Stern), l’auteur de Claustria se pose en greffier de nos pulsions les moins avouables. Un peu comme Roman Polanski à ses débuts. Jauffret s’intéresse à ce qui se passe quand les derniers lambeaux de scrupule, d’humanité et de bonne conscience se font la malle et ne restent que la veulerie, l’amertume et la violence « pure ».

Cure de cynisme

 » La vieillesse est une panoplie. Un jour on vous enfile une cagoule toute ridée, une combinaison de peau molle, tavelée et on remplace vos jambes par une paire d’échasses qui vous obligent à marcher au pas, à vous traîner, à craindre de tomber et de briser ces frêles accessoires d’allumette. » Le ton macabre est donné. Le vieillard qui s’exprime ainsi dans Comme une trempe pourrait se contenter de pérorer sur le naufrage de la vieillesse. Au lieu de ça, on déduit assez rapidement qu’il parle à la femme de son petit-fils mais on n' »entend » que sa voix à lui. En deux phrases assassines, il démolit ce couple prématurément usé – » C’est mon petit-fils, mais c’est aussi une fameuse ordure et en quinze ans de mariage il a eu amplement le temps de vous le démontrer« – et en profite pour faire des avances à la jeune femme.  » Vous verrez c’est agréable d’avoir le corsage gonflé de bons du Trésor. En échange, je vous demanderai de passer chez moi deux matinées par semaine afin que tout cet amour désormais sans objet, vous me l’administriez de vos bras musclés comme une trempe. »

Folie ordinaire

Le reste des romans miniatures qui composent cet évangile du désespoir est à l’avenant. Un riche se vante d’entretenir sa jeunesse en se faisant injecter le sang des pauvres, un écrivain fait assaut de modestie pour mieux vilipender la médiocrité de ses semblables, un père évoque d’une voix froide le comportement psychopathe de son fils. Du banal, de l’ultra ordinaire -des couples, des familles, du sexe (souvent triste)…- jaillit la barbarie, comme les deux faces jumelles d’une même pièce. La mort rôde partout, actrice de drames intimes ou de mini-films d’horreur. Le nihilisme recouvre cet astre noir d’un vernis grinçant qui flirte avec le rire mais sans s’y résoudre complètement. Ce qui accentue encore plus le malaise. Comme quand un type un peu louche vous regarde avec un sourire figé. Si Hara-Kiri était toujours de ce monde, il aurait accueilli avec bonheur ces décharges de chevrotine satirique dans le derrière de notre individualisme narcissique. Chaque gorgée de cet alcool fort littéraire vous rend plus triste et plus joyeux à la fois. Jusqu’à implorer la miséricorde…

Microfictions 2018

De Régis Jauffret, éditions Gallimard, 1024 pages.

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