Eva: « La force du film réside dans ses nombreuses zones d’ombre »

Gaspard Ulliel retrouve Isabelle Huppert dans Eva de Benoît Jacquot, thriller psychologique multipliant les fausses pistes. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Adaptant James Hadley Chase, Benoît Jacquot met en scène un thriller psychologique où Gaspard Ulliel succombe au charme mystérieux d’une femme fatale, en quelque troublant jeu de miroirs… Rencontre avec le comédien.

Habitué aux personnages d’une appréciable opacité, Gaspard Ulliel était taillé pour le film noir. Benoît Jacquot ne s’y est pas trompé, qui a confié au comédien le rôle principal de Eva (lire également notre critique du film), relecture du roman écrit par James Hadley Chase en 1945, déjà porté en son temps à l’écran par Joseph Losey. Comme dans Juste la fin du monde, le film de Xavier Dolan où il opposait son mutisme à l’hystérie ambiante, un César à la clé, Ulliel y campe un écrivain, Bertrand Valade. Les apparences sont toutefois trompeuses, puisque c’est là le fruit d’une imposture posée dès la scène initiale. Montage quelque peu bancal que sa rencontre avec la mystérieuse Eva -Isabelle Huppert- va bientôt faire tanguer dangereusement, en une construction classique marquée du sceau du destin et de la fatalité. « La force principale de ce film et de cette histoire réside dans les nombreuses zones d’ombre, explique le comédien. Il y a un élément de mystère dans la façon dont se comportent ces personnages, et notamment dans l’attirance qu’éprouve Bertrand pour Eva. Même si, pour moi, une idée fondamentale réside dans un effet de miroir, quelque chose qui résonne entre eux parce que dès le départ, ils se sentent appartenir à la même espèce… » Et d’inscrire le film dans une perspective plus intime mais aussi plus large: « Eva a du sens pour moi à de nombreux niveaux, parce que ce film est directement lié à mon travail et au cinéma. Cocteau a déclaré: « L’art est un mensonge qui dit la vérité », et c’est exactement ce dont il retourne. Le jeu de duperie, ce qui est réel ou pas, se trouve au coeur même du cinéma, et le travail de l’acteur tourne autour de la mystification. J’apprécie les différents niveaux de lecture du film, et le fait que l’on puisse très rapidement se demander ce qui est de l’ordre du réel, ce qui se produit vraiment ou n’est que pure projection de mon personnage, élément de fantasme ou d’un rêve. L’essentiel de l’action est mental… »

Eva:
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Déclinaisons de la femme fatale

Bien avant Isabelle Huppert, la première interprète d’Eva à l’écran ne fut autre que Jeanne Moreau, qui réinventait la femme fatale en courtisane moderne devant la caméra de Losey, en 1962. Ulliel n’avait jamais vu le film, bien qu’il ait été, depuis un âge précoce, un grand admirateur de la comédienne. « Quand j’avais quatre ou cinq ans, ma mère voulait regarder Jules et Jim qui passait à la télévision. J’ai refusé d’aller me coucher, elle m’a gardé à ses côtés, et le film m’a scotché, je suis resté tranquille d’un bout à l’autre. Moins, je pense, à cause de l’histoire, à laquelle je ne comprenais rien du tout, que du fait que je suis tout simplement tombé amoureux de Jeanne Moreau », sourit-il. Benoît Jacquot lui ayant laissé la liberté de lire le roman comme de regarder sa première adaptation au cinéma, « même si ce n’était pas une nécessité, dès lors qu’il avait écrit le scénario uniquement sur foi de ses souvenirs », l’acteur ne s’est pas fait prier. « Le film, comme le roman d’ailleurs, est fort différent de la vision qu’en donne Benoît. Je ne sais pas si c’est lié à la façon dont les mentalités ont évolué ou à un choix artistique. Peut-être cela tient-il à l’impact de Benoît et Isabelle sur le matériel. La manière dont Isabelle Huppert a choisi de dépeindre le personnage est très intéressante: elle a pris le contre-pied de ce que l’on attendrait d’une figure de femme fatale, mettant beaucoup de prosaïsme dans son interprétation et y apportant quelque chose de simple et de quotidien. Elle est toujours une femme fatale du fait de sa fonction dans l’histoire, mais non en raison de la façon dont elle se comporte ou existe à l’écran. »

Isabelle Huppert, le comédien l’avait déjà eue pour partenaire dans Un barrage contre le Pacifique, adaptation par Rithy Panh de l’oeuvre de Marguerite Duras. Une expérience sans commune mesure avec celle d’ Eva, précise-t-il: « J’ai l’impression que nous nous sommes vraiment rencontrés sur le film de Benoît Jacquot. Nous n’avions que quelques scènes en commun sur celui de Rithy Panh, c’était il y a plus de dix ans, j’étais fort jeune et nous n’avions jamais franchement connecté. Ici, il s’agissait d’une véritable confrontation, avec ce que ça peut avoir d’intimidant de se retrouver face à une actrice aussi immense. La regarder travailler est fascinant, parce qu’il n’y en a qu’une comme elle: elle réussit toujours à imposer son propre style. » Et de s’attarder sur les finesses du jeu de l’actrice qui, alors qu’elle en est à son sixième film avec le réalisateur de Pas de scandale (leur collaboration ayant débuté au tout début des années 80 avec Les Ailes de la colombe), réussit toujours à surprendre, à l’abri d’une quelconque routine: « Elle est totalement imprévisible, et c’est aussi ce qui est tellement rafraîchissant. Chaque prise est différente, et je pense qu’elle-même ignore comment va se dérouler la suivante. C’est très intrigant, parce qu’on se trouve en présence d’un paradoxe: Isabelle est extrêmement précise, et en permanence dans une sorte de contrôle total, mais en même temps, elle réussit à se laisser aller dans une liberté absolue. »

Eva:

Une question de styles

En quoi elle rejoint le personnage de Eva, dont l’autorité stricte n’est pas sans tolérer une certaine fantaisie. À moins qu’il ne faille plutôt parler de porosité, la femme fatale décalée et celle qui l’interprète ne faisant en quelque sorte qu’une, ce que n’est pas loin de penser Gaspard Ulliel: « Eva est devenue ce qu’Isabelle a imprimé sur elle. Elle appartient à ce type d’acteurs et d’actrices qui sont plus grands que leurs personnages. Si l’on compare à la méthode américaine, où les acteurs aiment la composition et se cacher derrière un rôle, Isabelle fait le contraire: elle s’impose avec son style et ce qu’elle est comme comédienne sur le personnage. »

De style, le comédien n’en est certes pas dépourvu, et pas seulement parce que son physique efflanqué lui a valu d’être la silhouette de Bleu, parfum de Chanel. Sa filmographie en est d’ailleurs le reflet, qui le porte volontiers vers des personnages sombres et tourmentés -illustration tout récemment encore avec La Danseuse, où Stéphanie Di Giusto l’avait imaginé en « homme sacrifié ». « Ce genre de personnages me stimule pour l’instant, mais je ne suis pas du tout opposé à l’idée de m’ouvrir à quelque chose d’un peu plus léger, relativise-t-il. Même si les comédies populaires telles qu’on les fait en France ne sont pas trop ma tasse de thé… » Gaspard Ulliel ne s’en porte assurément pas plus mal, lui que ses choix ont conduit des Égarés d’André Téchiné à Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet; de La Princesse de Montpensier de Bertrand Tavernier, à L’Art d’aimer d’Emmanuel Mouret, et jusqu’à Saint Laurent de Bertrand Bonello, biopic racé où il livrait une incarnation habitée d’un YSL engagé dans une décennie chahutée. « J’ai tendance à m’immerger jusqu’à un certain point dans chacun de mes rôles. Sans tenir le discours de ces acteurs qui vous parleront d’un rapport presque schizophrène, chaque personnage m’impacte. Mais si je suis aujourd’hui la somme de tous les rôles que j’ai interprétés, certains laissent une marque plus profonde, et Saint Laurent est certainement l’un d’eux. Ce film a constitué une expérience unique, parce que Bertrand Bonello m’a proposé le rôle pratiquement un an avant le tournage. J’ai donc bénéficié d’une année complète pour me préparer, lire, digérer les informations, et tout laisser infuser lentement pour m’imprégner de ce personnage qui a forcément laissé une empreinte profonde en moi. » Maîtresse composition, en tout état de cause, qui a achevé d’imposer comme l’un des acteurs les plus doués de sa génération celui qui se destinait plutôt à la réalisation: « Pendant longtemps, mon objectif prioritaire a été de pouvoir un jour mettre en scène mes propres films. Le cinéma est venu à moi par hasard. Beaucoup d’acteurs vous diront qu’enfants déjà, ils savaient qu’ils deviendraient comédiens. Moi pas: j’ai rencontré quelqu’un qui ouvrait une agence et elle m’a proposé de passer des castings. Je ne savais pas vraiment ce dont il s’agissait, mais ça a aiguisé ma curiosité et rapidement, j’ai eu de petits rôles à la télévision, puis j’ai suivi une progression lente et régulière. J’ai débuté à douze ans environ, ce qui est fort jeune, mais ça m’a aussi aidé à embrasser le monde d’une façon différente, alors que j’étais un enfant solitaire, timide et réservé. La question de poursuivre dans cette industrie s’est posée quelques années plus tard, et c’est alors que j’ai développé une passion plus grande pour les films et le cinéma que pour le simple fait de jouer, dans une démarche plus cinéphile. D’où ce désir initial de pouvoir réaliser mes propres films. Mais s’il est toujours présent quelque part en moi, il s’est déplacé. Je ressens une envie et un appétit plus grands pour le métier d’acteur. » Pour notre plus grand bonheur de spectateurs…

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