Thierry Frémaux, l’aventure Lumière

Lumière! L'aventure commence. © DR
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Thierry Frémaux salue le génie des frères Lumière dans un film-montage de 108 de leurs courts métrages tournés entre 1895 et 1905. L’enfance de l’art, en somme…

A l’instar de son mentor et ami Bertrand Tavernier, actif sur tous les fronts de la cinéphilie quand il ne réalise pas ses propres films, Thierry Frémaux est ce que l’on appelle un hyperactif. Le genre à ajouter à sa qualité de délégué général du festival de Cannes, celles de directeur de l’Institut Lumière, à Lyon (et de cheville ouvrière du festival organisé par ce dernier), d’écrivain -il publiait, voici quelques mois, Sélection officielle, son journal tenu de la clôture de Cannes 2015 à celle de 2016- et maintenant de réalisateur. On serait épuisé à moins, lui préfère en (sou)rire: « Ma grande idole, c’était et c’est toujours Eddy Merckx. Et Eddy, il gagnait Paris-Nice en mars, le Tour de France en juillet et le Tour de Lombardie en octobre. Je plaisante à peine, mais c’était un grand modèle, avec l’idée de faire ce qu’on aime, et de s’attaquer à plein de choses différentes. J’ai aussi un sentiment de privilège, et mes fonctions, je veux m’en montrer digne… »

Thierry Frémaux
Thierry Frémaux© DR

Son actualité, c’est donc Lumière! L’aventure commence, montage composé et commenté par ses soins de courts métrages des frères Lumière, inventeurs du cinématographe et Lyonnais comme lui, un film qu’il accompagne désormais un peu partout, tant il est vrai qu’il y a aussi du Tintin chez cet homme-là. Et de raconter avoir avalé, dans les huit jours précédents, Riga, Helsinki, San Sebastian, Genève, Lausanne, Bruxelles, Liège et enfin Namur, pour une présentation du film dans le cadre du Festival International du Film Francophone. « Ce projet autour des frères Lumière répond à un désir évident, mais qui a mis du temps à se concrétiser, commence-t-il, alors qu’on le retrouve, passionné, imperméable au brouhaha du théâtre de Namur. Évident: je suis directeur de l’Institut Lumière, et à ce titre, en charge, avec une équipe, de la mémoire et de l’oeuvre des frères Lumière, qui sont à la fois très connues et complètement méconnues. La place de Louis Lumière (que l’Histoire retient plus que son frère comme l’inventeur du cinéma, NDLR) n’est d’ailleurs pas claire: pas vraiment inventeur, pas vraiment cinéaste. Et donc moi, j’avais à dire qu’il est totalement inventeur, et totalement cinéaste. Et que ce cinéaste n’est pas un Monsieur Jourdain qui fait du cinéma sans s’en rendre compte. Il est confiant dans une certaine innocence de ce qu’il est en train de faire, dans l’innocence des premiers gestes, et de quelque chose qu’il invente au fur et à mesure qu’il le réinvente: il l’invente techniquement, avant de le réinventer comme langage et comme art. Cela ne se savait pas, et je tenais à ce qu’on le dise. » De là à ramener Lumière dans les salles, il n’y avait qu’un pas, franchi dans un mélange d’abnégation et de gourmandise: « J’ai montré et commenté ces films en live pendant 25 ou 30 ans et j’adorais. J’avais fait une VHS pour New York il y a 20 ans, et j’avais gardé cela à l’esprit. On avait aussi produit un DVD musée avec des bonus et des trucs scientifiques, mais j’ai pensé que ce serait bien d’en faire un film pour le sortir en salles. » Manière, aussi, de combler un manque, les films Lumière n’étant plus retournés devant le public hors événements culturels spécifiques depuis… 1905.

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Un rapport au monde

À l’époque, dix ans après la première projection publique payante du cinématographe, Lumière et ses opérateurs avaient tourné quelque 1 500 courts d’un peu moins d’une minute, embrassant les sujets les plus divers, et en élargissant le cadre de Lyon à la France et bientôt le monde. Thierry Frémaux en a choisi 108 qui, disposés par chapitres, composent un passionnant long métrage d’1 heure 30, « l’objet sacré d’aujourd’hui » en termes de durée, sur lequel il a placé un commentaire particulièrement inspiré. La découverte de ce montage est un véritable bonheur, qui dévoile toute la richesse des productions Lumière au-delà des quelques titres les plus connus et met l’oeuvre en perspective, la soustrayant à une vision exclusivement patrimoniale pour la faire résonner avec le cinéma tel qu’il continue à se faire. « Lumière est moderne, martèle Thierry Frémaux. J’ai ce privilège infini d’être à deux postes d’observation: la Croisette et le haut du tapis rouge -le cinéma très contemporain-, et la rue du Premier film, à Lyon -le patrimoine. Pour moi, il n’y a pas de différence: quand on s’intéresse à Mozart ou Rimbaud, on ne dit pas un vieux musicien ou un vieux poète, et si on parle de la musique de Mozart, on en parle aujourd’hui. Il suffit de ramener Lumière au présent. D’où le fait de n’avoir pas voulu imiter les projections de l’époque, mais d’avoir tenu à faire quelque chose qui soit vu par les spectateurs d’aujourd’hui comme un film normal. »

Thierry Frémaux insiste pour attribuer la paternité du film à Louis Lumière –« le film n’est composé que de films Lumière, ce n’est pas moi. Je lui suis plus redevable qu’il ne m’est redevable. » Pour autant, son commentaire, volontiers malicieux, n’est pas neutre, manière d’apposer sa signature sur ce collage, mais aussi de rendre hommage à l’artiste: « Lumière, quand il invente le cinéma, a 30 ans. On a retenu l’image de vieux messieurs qui rejouaient les deux frères dans leur laboratoire, mais en 1895, ils ont une trentaine d’années, et ils aiment s’amuser. Je voulais aussi me montrer malicieux parce que ces films me font rire, et je tenais à faire passer sans ostentation l’idée qu’ils sont drôles. S’y ajoute le fait que le cinéma et la cinéphilie sont trop liés à l’esprit de sérieux, même dans la vie en général. Et moi, je préfère m’amuser tout en étant sérieux. Je voulais montrer qu’il y a là quelque chose de tendre et d’universel, de joyeux et de généreux. J’ai choisi, par exemple, de consacrer un chapitre à l’enfance parce que c’est une composante frappante. Mais ce qui l’est plus encore, c’est que Lumière filme ses enfants comme ceux des autres. Un homme politique en France (Jean-Marie Le Pen, NDLR) a dit: « Je préfère ma fille à ma cousine, ma cousine à ma voisine, ma voisine à une inconnue. » Lumière, c’est le contraire, et la petite fille au Viêtnam est filmée avec le même éblouissement que ses propres enfants. »

Ludique à bien des égards, le film est aussi riche en enseignements. Et s’il souligne l’apport considérable de Lumière à son art, ingénieux créateur de techniques et de formes -travelling, truquage, gros plan…- à qui les cinéastes à venir emboîteront le pas (l’auteur lui prête jusqu’à l’invention du remake, et cela dès Sortie de l’usine Lumière, démonstration à l’appui), c’est aussi un rapport au monde qui s’y donne à voir. Et chaque court métrage d’illustrer le truisme, non démenti à ce jour, voulant que le cinéma « dit des choses de ce que nous sommes. Et cela, d’emblée et jusqu’à aujourd’hui. Le cinéma est un instrument de connaissance du monde. »

L'Amoureux dans le sac
L’Amoureux dans le sac© DR

Une expérience collective

Louis Lumière a aussi façonné notre rapport au 7e art. Le cinématographe l’emportant sur le kinétoscope d’Edison, c’est l’expérience collective de la salle qui triomphe d’une autre, individuelle. « La victoire de Lumière sur Edison, c’est celle-là. Ce dont les gens avaient envie il y a 120 ans, c’est d’être tous ensemble. Et Edison, qui pouvait techniquement inventer le cinéma, se plante: il n’a pas la bonne idée, c’est Lumière qui l’a. Et cette envie qui a fait le succès du cinéma à l’époque est toujours là. » Voire, et curieusement, l’opposition d’alors trouve un prolongement dans les débats d’aujourd’hui, alors que les plateformes de téléchargement bousculent le paysage cinématographique et bouleversent les habitudes des spectateurs. Une situation s’étant d’ailleurs crispée à l’occasion du dernier… festival de Cannes, et de la sélection en compétition de deux productions Netflix (Okja de Bong Joon-ho et The Meyerowitz Stories de Noah Baumbach) privées à ce titre de distribution en salles, une solide polémique à la clé. « Le sens de ma position sur Netflix, c’est anticipons, objecte Thierry Frémaux que l’on interpelle à ce propos. À titre personnel, ma conviction, c’est la salle de cinéma et pas Netflix, je ne suis d’ailleurs pas abonné. Mais il y a un nouveau monde qui advient et il convient d’anticiper et de réfléchir. Les termes du débat ont été posés comme ils l’ont été par nous, mais surtout par les autres. On en revient à cette phrase de Mao Tsé-Toung: « Quand l’homme montre la Lune, l’imbécile regarde le doigt. » On montrait la Lune, et on a voulu regarder notre doigt. Mais entre mai et octobre, ces termes ont déjà évolué (1). On verra l’an prochain. Mais il y a d’autres débats: quand j’invite Lynch à montrer deux épisodes de sa série, et que je lui dis: « Une série, quand même… », il me répond: « Ce n’est pas une série, mais un film de 18 heures. » C’est aussi tout cela, le cinéma. Il vaut toujours mieux poser des questions que d’apporter des réponses. Et Cannes pose chaque année des questions: sur lui-même, sur le cinéma et sur le monde, mais aussi sur la question des nouveaux supports, de la chronologie des médias… De tous temps, le cinéma a été confronté à des étapes qu’il a toujours surmontées. » En quoi Lumière lui avait montré la voie…

(1)Le festival a notamment annoncé que tout film qui souhaitera concourir en compétition devra préalablement s’engager à être distribué dans les salles françaises.

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