Femmes et cinéma (5/6): Kathryn Bigelow, la femme forte du cinéma américain

Kathryn Bigelow sur le tournage de The Hurt Locker (2009). © DR
Nicolas Clément
Nicolas Clément Journaliste cinéma

Seule femme de l’Histoire à avoir remporté à ce jour un Oscar de la meilleure réalisatrice, Kathryn Bigelow a accroché dix longs métrages à sa filmo en 37 ans de carrière. Soit autant de précipités de cinéma sous testostérone obsédé par la question de la violence.

Le 7 mars 2010, elle grimpe sur la scène scintillante du Kodak Theatre d’Hollywood afin de recevoir l’Oscar de la meilleure réalisatrice pour The Hurt Locker, remporté au nez et à la barbe notamment de son ex-mari James Cameron, nominé pour Avatar. « C’est le moment de toute une vie« , répète-t-elle plusieurs fois. C’est en fait bien davantage que cela. Quelques minutes plus tôt, Barbra Streisand, chargée de remettre la statuette dorée, ne se fait faute de souligner l’importance de ce qui est en train de se jouer. Et pour cause: en 82 cérémonies pailletées, jamais une femme ne s’est vue récompensée de la sorte -et jamais une femme, d’ailleurs, ne l’a été depuis. Mais Kathryn Bigelow n’évoquera pas cette particularité, préférant savourer sa consécration en franc-tireuse à poigne plutôt que de se poser en nouvel étendard de la singularité féminine. Pas le genre de la maison. Dès 1990, en effet, celle qui a plusieurs fois catégoriquement refusé de se définir comme une réalisatrice féministe, et même tout simplement comme une femme cinéaste, déclarait par exemple: « S’il existe une résistance face aux femmes décidées à passer derrière la caméra, ce n’est pas mon problème. J’ai simplement choisi de l’ignorer. Et ce pour deux raisons: je n’ai pas l’intention de changer de sexe et je refuse d’arrêter de faire du cinéma. Je me moque de savoir si c’est un homme ou une femme qui a signé tel film. La seule chose qui importe, c’est ce que celui-ci provoque en vous. Il devrait y avoir davantage de femmes qui se lancent dans la réalisation, je pense que beaucoup n’ont simplement pas conscience que c’est possible. Et pourtant, ça l’est. » L’instant n’en est pas moins historique.

Un cinéma de contrebande

Fille unique d’une mère bibliothécaire et d’un père chef d’entreprise de peinture en bâtiment, Bigelow grandit au sein d’un foyer résolument libéral à San Carlos, petite ville résidentielle aisée de Californie, dans les années 50. Jeune femme bien comme il faut, elle n’en lâche pas moins le piano pour le dessin avant de commencer des études d’arts plastiques dans le San Francisco hippie. Au début des années 70, tenace et volontaire, elle débarque à New York dans le froid, avec sa veste en jean et ses bottes de cowgirl, à l’assaut de l’underground. Installée dans un cagibi aménagé entre les murs d’une ancienne prison du bas de la ville, elle étudie sous la houlette de Richard Serra et Lawrence Weiner, pose pour Robert Mapplethorpe, côtoie Julian Schnabel, Laurie Anderson et Philip Glass. Mais c’est un autre de ses mentors, Andy Warhol lui-même, qui attire son attention sur le fait que le cinéma est au XXe siècle l’art populaire par excellence, moins élitiste que les arts plastiques, plus direct, plus accessible, plus viscéral aussi. Bigelow commence alors à fréquenter les salles de cinéma avec assiduité. Un jour, sur Times Square, elle prend son ticket pour un double programme enchaînant le Mean Streets de Martin Scorsese et The Wild Bunch de Sam Peckinpah. C’est la révélation. Le second surtout, sommet de violence opératique à l’atmosphère désenchantée, la laisse littéralement bouche bée. Elle a trouvé sa voie: elle fera du cinéma. Un cinéma physique, instinctif, quasiment animal, mais qui n’en est pas moins pensé en profondeur et invite à réfléchir. La définition de son art, c’est chez Scorsese, encore lui, qu’elle ira plus tard la chercher. En 1996, elle explique ainsi au quotidien Libération: « La meilleure définition de mon travail au cinéma, je la dois à Martin Scorsese, qui a parlé un jour de films de contrebande. Ça ressemble à un truc normal, ça en a tous les éléments, mais enfouis dans ce qui ressemble à un thriller, il y a des idées, des mystères qu’on transmet et que le spectateur peut capter s’il en a envie. Et s’il passe à côté, ça ne change rien au plaisir qu’il pourra éprouver. »

Pour l’heure, elle se lance dans la réalisation d’un court métrage expérimental qui résume bien à la fois sa formation plastique et son appétit grandissant de cinéma. Nous sommes en 1978. Le film s’appelle The Set-Up. Deux hommes s’y battent dans une ruelle sombre tandis que deux professeurs analysent et déconstruisent leur affrontement en voix off. Bigelow n’a alors que 27 ans et est toujours étudiante mais semble déjà avoir parfaitement identifié ce qu’elle entend porter à l’écran, soit un projet esthétique autant qu’éthique fonctionnant sur deux niveaux: la représentation frontale de la violence et le discours « méta » censé questionner celle-ci. À Libé, toujours, elle dira: « La violence fait partie de notre vie, la montrer au cinéma nous rend vivants. Moi, l’image du bonheur m’anesthésie. »

Femmes et cinéma (5/6): Kathryn Bigelow, la femme forte du cinéma américain
© Getty Images

Fuyant le chromo lissé de la félicité pavillonnaire, la jeune femme allume alors la mèche d’une série de longs métrages à la virilité exacerbée, qu’ils soient lubrifiés à l’huile de moteur (The Loveless, 1982), à la wax de planche de surfeur (Point Break, 1991) ou à l’angoisse des profondeurs (K-19: The Widowmaker, 2002). Exemples parmi d’autres d’un cinéma fétichisé qui investit les genres pour mieux les pervertir en sous-main -voir notamment Near Dark en 1987, relecture du film de vampires à la sauce western qui donne un nouvel élan au mythe du suceur de sang, ou Blue Steel en 1990, polar ambigu dont l’héroïne vigoureuse entretient un rapport quasiment libidinal à son arme de service. Chaque étape de son parcours acte à la fois sa montée en puissance dans l’univers du blockbuster spectaculaire -même si elle essuie plusieurs revers (le cruel échec de son très ambitieux film de SF Strange Days en 1995, le ratage complet du thriller The Weight of Water en 2000)- tout en l’imposant toujours un peu plus comme une auteure avec un grand A.

Une volonté de fer

Lizzie Borden, emblématique réalisatrice féministe qui la fit tourner en 1983 dans son radical Born in Flames, dit de Bigelow: « Pour elle, faire un film c’est partir en guerre. » Vérité avalisée jusque dans l’authentique tenue de combat qu’elle arbore invariablement sur ses propres tournages: jean serrant, t-shirt uni et casquette vissée tout en haut de son mètre 82 qui en impose. En 2009, The Hurt Locker s’ouvre presque logiquement sur ces mots: « La guerre est une drogue. » Accro à l’idée même d’adrénaline, Kathryn Bigelow est devenue la femme forte du cinéma américain. Suivant le quotidien explosif d’une unité de déminage de l’US Army en Irak, le film, ni pro-militaire ni anti, place le spectateur au coeur de l’action. Énorme succès critique, The Hurt Locker triomphe aux Oscars et amène le cinéma de Bigelow sur un terrain ouvertement plus historico-politique, nourri par des éléments de grammaire documentaire et une approche quasi journalistique.

Quatre ans plus tard, Bigelow enfonce le clou avec Zero Dark Thirty. Soit le récit intense de la traque d’Oussama ben Laden par une unité des forces spéciales américaines doublé d’un (auto?)portrait de femme de convictions esseulée par sa propre opiniâtreté. Nouveau succès, l’objet fait polémique. En cause, une certaine tendance à s’étendre sur des scènes d’interrogatoire plus que musclées à l’efficacité éprouvée. Apologie de la torture, Zero Dark Thirty? Bigelow se défend en précisant que la pratique du waterboarding (technique de torture par l’eau s’apparentant à un simulacre de noyade) a bien cours dans la guerre contre le terrorisme post-11 septembre et qu’il était hors de question que son film édulcore cette réalité. Au spectateur dès lors de juger s’il y a eu ou non complaisance dans sa traduction à l’écran.

À l’automne 2017, Detroit, son dernier film en date, regarde dans le rétroviseur pour mieux parler du présent. Avec ce huis clos sadique et brutal inspiré par les émeutes raciales de 1967 à Motor City, la réalisatrice, légitimement indignée, semble tout aussi sûrement jouir de ses propres colères. Jusqu’à l’impasse morale? Les polémiques se multiplient à nouveau, alimentant notamment un débat complexe sur la question de l’appartenance de la douleur noire. Au box-office, le film, qui s’apparente parfois à une véritable prise d’otages spectatorielle, est un cuisant échec. Pas de quoi, néanmoins, émousser la détermination de cette insubmersible machine de guerre, qui revendique haut et fort son droit à s’emparer des sujets qui l’interpellent.

Le cinéma -et peut-être même la vie- selon Kathryn Bigelow ressemble au fond au final paroxystique de Point Break, quand Patrick Swayze en surfeur fou tournait le dos au destin claquemuré de la prison qui l’attendait afin de se mesurer à la plus grande vague du siècle, qu’il affrontait crânement avant de sombrer dans les flots. « Au moins il a essayé, et cette volonté est sublime« , dira un jour la cinéaste à son propos. Difficile, en l’occurrence, de ne pas y entendre l’écho de son propre credo.

Des femmes d’action

Mimi Leder
Mimi Leder

Kathryn Bigelow s’est souvent vu affublée du titre un peu ronflant d’unique réalisatrice de films d’action en activité à Hollywood. Pas forcément radicalement éloignée de la réalité, la formule mérite toutefois aujourd’hui d’être nuancée. Dès la fin des années 90, soit après Point Break et Strange Days mais avant The Hurt Locker et Zero Dark Thirty, il y a d’abord le cas Mimi Leder, productrice puis réalisatrice new-yorkaise née comme Bigelow au début des années 50, qui est la toute première à sortir diplômée du prestigieux American Film Institute Conservatory dès 1973 mais se voit surtout confier coup sur coup, en 1997 et 1998, la réalisation de The Peacemaker, blockbuster particulièrement musclé où George Clooney et Nicole Kidman se lancent dans une folle course-poursuite afin de récupérer des ogives nucléaires russes dérobées par des terroristes, et Deep Impact, film catastrophe où il s’agit de faire dévier la trajectoire d’une comète qui menace l’équilibre de notre planète. Suspense pompier et héroïsme tapageur sur fond de possible(s) apocalypse(s): la gent féminine se retrouve aux commandes de films-monstres et plonge bien profond les mains dans le cambouis graisseux du cinoche US ultra commercial sous solide perfusion de testostérone. Une décennie plus tard, Catherine Hardwicke, cinéaste indépendante repérée avec le très modeste drame adolescent Thirteen, se voit pour sa part catapultée à la réalisation du premier volet de la saga à succès Twilight, franchise vampirique adaptée des bouquins de Stephenie Meyer dont le romantisme vaporeux et le goût prononcé pour le plantage de crocs n’est pas sans évoquer une version sirupeuse et esthétiquement dévoyée de Near Dark, le néo-western horrifique culte que… Kathryn Bigelow signait quelque 20 ans plus tôt.

La boucle est bouclée, mais la voie est surtout désormais officiellement ouverte pour d’autres congénères, comme Jennifer Yuh Nelson (Kung Fu Panda 2 et 3, mais aussi le thriller SF The Darkest Minds tout juste sorti sur nos écrans) ou Lexi Alexander (Punisher: War Zone). L’an dernier, au printemps, c’est la Californienne Patty Jenkins, révélée par le biopic choc et criminel Monster, qui s’engouffre dans la brèche avec Wonder Woman, super-production via laquelle elle devient non seulement la première femme de l’Histoire à réaliser un film de super-héros sous la bannière d’un grand studio américain mais signe également le plus gros succès commercial jamais enregistré par un long métrage réalisé par une femme. Elle sera à la manoeuvre de l’inévitable suite de rigueur, Wonder Woman 1984, à l’automne 2019.

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