Déraison et sentiments

© ALEX ADAMS

L’Américain Gabriel Tallent s’attaque d’une manière magistrale à l’un des plus terribles tabous. My Absolute Darling vous hantera longtemps.

Turtle, jeune fille de quatorze ans, vit seule avec son père dans le nord de la Californie, entre l’océan et les forêts de séquoias. Elle a de grosses difficultés scolaires mais vous démonte et nettoie un AK-15 les yeux fermés. À cet âge-là, on a également les hormones qui bouillonnent mais il n’y a malheureusement personne pour lui expliquer ce qui se passe, et certainement pas son père. On ne sait pas grand-chose de lui. Survivaliste portant un regard désabusé et érudit sur le monde qui l’entoure, il descend des litres de bière dès le petit-déjeuner et jure comme un gang de bikers. C’est un homme complètement perdu et l’amour absolu qu’il porte à sa fille semble fâcheusement se confondre avec celui qu’il porte à sa femme disparue. Il y a bien un grand-père paternel qui veille dans un mobil-home au fond du jardin, mais sa vue et son jugement se dissolvent souvent dans le bourbon. À l’école, la prof attentionnée de Turtle a l’intuition que tout ne tourne pas rond chez cette enfant, mais elle est loin de s’imaginer l’étendue du problème…

Déraison et sentiments

L’histoire prend une nouvelle tournure lorsque l’adolescente tombe sur deux gamins paumés dans la forêt noyée sous la pluie. Les deux ados bienveillants ne se rendent pas encore compte que, si la jeune fille les aide cette fois-ci, ils lui serviront de porte vers le monde extérieur… Pour le meilleur et pour le pire.

L’amour à mort

Gabriel Tallent est le fils d’Elizabeth Tallent, romancière et essayiste américaine. Il a grandi dans le comté de Mendocino, qui accueille une grande communauté artistique et marginale au coeur de laquelle se situe son premier roman (et premier best-seller aux States, où il a viré au phénomène éditorial). La force de l’auteur est de mélanger le factuel et l’onirique. Il réserve le premier pour ce qui est connu ou familier de Turtle. La deuxième forme est utilisée lorsque le chaos envahit le corps et l’esprit de la jeune fille. Ce parti pris narratif oblige le lecteur à relire certains passages pour s’assurer d’avoir bien compris l’horreur de ce qu’il vient de lire. Car celle-ci ne s’arrête pas uniquement aux agissements du père, mais se révèle également dans la position ambivalente adoptée par la jeune fille, partagée entre amour et haine. Un autre élément qui agit comme un grand pourvoyeur de fantasmes est que, tout en alternant la première et la troisième personne, l’histoire est toujours racontée du point de vue de la gamine. On ne sait jamais ce qui anime les pensées nauséabondes du père tortionnaire, ce qui laisse à plusieurs reprises dans un flou inquiétant quant à la suite des événements. Avec pour résultat des scènes d’une extrême tension, comme lorsqu’il demande à sa fille de tirer au pistolet sur une pièce de monnaie tenue à une quinzaine de mètres entre les doigts d’une fillette. Si la noirceur ne vous fait pas peur, plongez dans ce roman choc, porté aux nues par Stephen King lui-même, au risque de rester encore longtemps coincé dans la tête d’une ado perdue, où s’entrechoquent les sentiments les plus contradictoires…

My Absolute Darling

De Gabriel Tallent, ÉDITIONS Gallmeister, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski, 464 pages.

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