Comme un chef: le jardin secret de Philippe Jeusette

Philippe Jeusette © Debby Termonia
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Philippe Jeusette est décédé ce jeudi, 25 août 2022. Ce sont ses parents qui ont annoncé la triste nouvelle, via la page Facebook dédiée au comédien. Philippe Jeusette était notamment connu pour son rôle dans la série de la RTBF « Ennemi Public ». En hommage à celui qui a incarné, pendant des années, Patrick Stassart, l’aubergiste et patriarche d’Ennemi public, nous republions la dernière interview (juillet 2017) qu’il avait accordée à Focus.

Grand épicurien, le comédien lève pour Focus le voile sur sa passion secrète: la cuisine.

« Un jour, un autre Jeusette m’a contacté sur Facebook. Frank Jeusette, professeur de mathématiques passionné de généalogie, m’a demandé ce que je connaissais de mes origines. Je savais juste qu’en wallon, Jeusette veut dire « que Dieu te vienne en aide » et que mon plus lointain ancêtre connu était un maréchal-ferrant qui serait arrivé en Belgique avec l’armée de Napoléon. Ce Frank Jeusette a fait des recherches et il est fort probable que ce maréchal-ferrant soit d’origine bretonne. Il y a eu pas mal de marins enrôlés dans l’armée à l’époque. Cette ascendance explique peut-être mon amour pour la Côte de granit. »

Elle explique peut-être aussi sa passion culinaire pour les produits de la mer, assez étonnante pour un Liégeois pure souche. Philippe Jeusette a une affection particulière pour le Saint-Pierre, un poisson très laid, doté d’une énorme tête et qui donne donc beaucoup de déchets -plus de 60 %- mais dont la chair, blanche et ferme, est délicieuse. À accompagner de beurre blanc, une sauce à base de réduction de vin blanc, de vinaigre et d’échalotes dans laquelle on introduit des morceaux de beurre, et que Philippe Jeusette, de son propre aveu, réussit plutôt bien. « Le secret, confie-t-il, c’est de mettre une mini-louchette de crème fraîche pour éviter que le beurre ne chauffe trop et brûle. Je vais me faire assassiner par les Angevins et les Nantais en vous disant ça, mais c’est un grand chef qui l’a conseillé. »

Autre spécialité du comédien: la crème de moules. « Quand je prépare ce plat pour les copains, ils sont toujours très contents, assure-t-il, le sourire aux lèvres. C’est une recette que j’ai inventée tout seul, en m’inspirant des chefs. » La petite touche magique, cette fois, c’est une épice: « Retour des Indes », à base de curcuma, de coriandre, de badiane, de macis et de sichuan. Un mélange mis au point par le chef breton Olivier Roellinger, dont Philippe Jeusette est fan. « J’ai eu la chance d’aller manger dans son restaurant, Les Maisons de Bricourt, à Cancale. Trois étoiles au Michelin et 19 sur 20 au Gault et Millau. Olivier Roellinger est un passionné d’épices, de vanille en particulier. Il a même une cave à vanille dans sa maison. Il a élaboré toutes sortes de mélanges d’épices, dont ce Retour des Indes que j’ai découvert dans son épicerie. En rentrant, je l’ai associé à un velouté de moules et ça a été une tuerie. »

Les bouquettes de grand-mère

La cuisine, Philippe Jeusette aurait pu en faire son métier, affirme-t-il a posteriori. « Mais le théâtre a vite pris le pas. » C’est au départ à cause d’un défaut de prononciation qu’il s’est retrouvé sur les planches. « Je ne disais pas bien les d, les t, les n. La logopède a conseillé à mes parents que je suive des cours d’art de la parole. À l’académie d’Herstal, mon professeur de diction qui était un acteur à la retraite trouvait beaucoup plus amusant de nous proposer des petites scènes de théâtre plutôt que des exercices d’articulation. » Le virus est vite inoculé. Le jeune Jeusette fréquente l’Académie Grétry, à Liège, pratique le théâtre amateur avec des copains et, alors qu’il est toujours en rhéto, part à Paris passer l’examen d’entrée du Conservatoire. « Je n’ai pas été pris, mais un des professeurs de l’équipe pédagogique est venu me trouver pour me dire que  » j’avais quand même quelque chose« . » Mario Gonzalez, professeur de masque et spécialiste de la commedia dell’arte, lui parle alors de l’Insas, l’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle à Bruxelles, où il est également enseignant. Cette fois ça marche, Jeusette est admis dans la section interprétation dramatique. Il est le cadet de sa classe. « J’ai adoré l’Insas. Je suis arrivé à un moment où l’école était en renouveau, avec une nouvelle génération de profs: Philippe Sireuil, Michel Dezoteux, qui étaient eux-mêmes d’anciens élèves de l’école. »

Avec un troisième complice en la personne de Marcel Delval, ces deux jeunes metteurs en scène dirigent alors le Théâtre Varia, à Ixelles, qui vient d’être rénové. À peine sorti de l’école (en 1987), Philippe Jeusette y joue La Noce chez les petits bourgeois de Bertold Brecht, Le Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, L’Éveil du printemps de Wedekind, On ne badine pas avec l’amour de Musset… Des monuments du répertoire, exigeant une grande distribution. « Il faut dire qu’à l’époque, dans le théâtre, la situation était quand même plus favorable au niveau de l’emploi, se souvient-il. Aujourd’hui, décrocher un rôle, notamment pour les jeunes, c’est devenu tellement inespéré. Ce n’est pas normal que, systématiquement dans les institutions, il y ait plus de gens dans les bureaux que sur le plateau. Depuis qu’il n’y a plus d’indexation des subventions des théâtres, c’est immanquablement ce qui se trouve au bout de la chaîne, donc sur scène, qui trinque. Alors on se retrouve avec un monologue dans la grande salle et 70 personnes qui travaillent dans l’ombre. Il y a quelque chose qui ne va pas. Et puis se priver de grandes distributions, c’est quand même se priver d’un sérieux répertoire. Bientôt, si ça continue, on ne pourra plus jouer Tchekhov, on ne pourra plus jouer Shakespeare… »

Philippe Jeusette n’aime pas les monologues. « C’est l’exercice le plus déprimant, je trouve. Je ne suis pas du tout un solitaire. Je suis plutôt un homme de meute, de bande. Je trouve aussi très riche que plusieurs générations partagent le même plateau. J’ai beaucoup appris comme ça, en regardant des comédiens plus âgés. Comme c’est aussi enrichissant de rencontrer de jeunes acteurs pour des vieux comme moi. » Cet aspect de transmission, on le retrouve aussi en cuisine chez Jeusette, qui a beaucoup côtoyé sa grand-mère maternelle derrière les fourneaux. « Pendant mon enfance, je l’ai vue préparer des piles de gaufres et des « bouquettes », ces crêpes très épaisses typiquement liégeoises dans lesquelles on incorpore des raisins secs. Quand elle faisait des croquettes de fromage -j’adorais ça, j’adore toujours- elle en couvrait une table entière, pour toute la famille. À son décès, j’ai gardé les carnets de cuisine où elle notait avec précaution les recettes dictées dans les émissions culinaires à la radio. J’y ai notamment retrouvé la recette d’un plat que j’adorais quand j’étais môme, un morceau de boeuf qu’elle laissait braiser pendant des heures dans une casserole. J’avais essayé de le refaire de mémoire, mais je l’avais complètement raté. Le boeuf était sec, immangeable. En suivant la recette de son carnet à la lettre, ça a marché. La cuisine, c’est aussi les racines. D’ailleurs les plus grands chefs sont toujours très attachés à leur terroir, à leur histoire familiale. Je considère la cuisine comme faisant partie de la culture, de l’éducation. C’est très ancré chez les gens, c’est presque une identité. »

Dans la peau de Patrick Stassart, le patriarche de la série Ennemi public.
Dans la peau de Patrick Stassart, le patriarche de la série Ennemi public.© RTBF

Aubergiste

Après la belle aventure des Enfants du soleil de Maxime Gorki, mis en scène par Christophe Sermet avec dix comédiens, Philippe Jeusette entame en ce début d’été les répétitions de Botala Mindele. Encore du théâtre de texte et une distribution relativement importante (sept comédiens, jeunes et moins jeunes). Jeusette y retrouve le metteur en scène Frédéric Dussenne et l’auteur Rémi De Vos, déjà tous deux à la barre d’Occident, créé en 2011, gros succès sur les scènes de Belgique et d’ailleurs. Jeusette y incarnait un pauvre type passant son temps à insulter sa femme -Valérie Bauchau- et à picoler, en train de virer dangereusement facho FN. Un duo/duel hilarant entrecoupé par du Michel Sardou en karaoké. « De Vos est un auteur que j’adore, s’enthousiasme-t-il. C’est un des meilleurs dialoguistes du théâtre français contemporain. Chaque réplique est une espèce de balle tirée par un revolver. Occident, c’était un gros exercice de style, réglé comme de la musique, avec tout le travail de Frédéric Dussenne sur la rythmique, les ruptures, les silences. Mais ce sont des textes très difficiles à étudier. Occident, c’était vraiment à se taper la tête au mur. Comme il y a beaucoup de répétitions, on ne sait parfois plus où on en est. Mais une fois qu’on a dépassé ce stade, ça devient magique. Le travail accompli individuellement en amont est très important, surtout pour des textes un peu compliqués. Il faut de la discipline quand on fait ce métier, comme en cuisine. Il faut tout préparer avant de commencer. »

Mais depuis Occident, quelque chose a changé. Aux yeux du grand public, Philippe Jeusette est devenu Patrick Stassart, l’aîné de la fratrie ardennaise atypique -un aubergiste, un moine, un voyou- au coeur de la série produite par la RTBF Ennemi public, qui a aussi été diffusée il y a quelques mois sur TF1. Avec le succès concomitant de La Trêve, il y a dans ce récent essor des séries de nouveaux débouchés pour les comédiens belges francophones. Et ça se voit très clairement dans l’équipe de Botala Mindele: Valérie Bauchau jouait un médecin dans Ennemi public et participera à la saison 2 de La Trêve, Benoît Van Dorslaer était légiste dans La Trêve tandis que Jérémie Zagba y endossait le rôle de Driss, le jeune footballeur d’origine africaine par qui tout arrive.

Pour Philippe Jeusette, à 50 ans, Ennemi public représente une première expérience à la télé, après quelques rôles secondaires au cinéma, notamment chez les frères Dardenne, de L’Enfant (2005) à La Fille inconnue (2016). « Quand Matthieu Frances, un des co-auteurs et co-réalisateurs de la série, qui me connaissait par le théâtre, m’a proposé le rôle de Patrick, j’avais une petite appréhension. On sortait quand même d’expériences assez traumatisantes de productions de la RTBF. Mais quand j’ai lu le scénario, j’ai été assez vite rassuré. Parce que, comme au théâtre, quand le texte n’est pas bon, on a beau faire des pieds et des mains, ça ne passe pas un certain niveau. Puis en rencontrant l’équipe, j’ai découvert une nouvelle génération issue des écoles de cinéma, des gens qui ont une autre culture, qui ont été biberonnés aux séries. Ça se voit dans leur façon de travailler: ils écrivent à plusieurs, c’est organisé avec un show runner qui remet les acteurs dans le contexte. Parce que pour des raisons économiques et techniques, on tourne par décor et pas dans la chronologie. Comme on peut enchaîner sur une même journée une scène de l’épisode 1 et une autre de l’épisode 9, c’est important d’avoir quelqu’un qui chapeaute le tout. »

Hasard ou pas, dans Ennemi public, dont la saison 2 sera tournée cet automne, Patrick Stassart emmène son fils à la pêche, comme le paternel de Philippe Jeusette l’a fait avec lui dans sa jeunesse. Peut-être une autre explication pour sa passion pour le poisson. Aujourd’hui, quand l’interview sera terminée, Philippe Jeusette partira à la côte belge avec sa fille. Il sait déjà où il s’attablera et ce qu’il mangera: « À Ostende, il y a le Kombuis, une vieille friterie traditionnelle qui dispose de quelques tables. C’est très bien pour la sole et les moules, en saison. » À bon entendeur salut.

Carnet d’adresses

• « J’aime beaucoup faire les marchés, en particulier celui du parvis de Saint-Gilles. Le dimanche, il y a un petit poissonnier dont les produits sont très frais et pas trop chers. Pour la viande, je vais à La Moutonnerie à Uccle (69, rue Xavier De Bue). »

• « Pierre Val, chez Rubis, à Saint-Gilles (34, avenue Adolphe Demeur), est un excellent caviste, qui a de très bons conseils et des produits originaux. Personnellement, je n’aime pas les vins qui assomment. J’apprécie le Bourgogne blanc et pour les rouges, la région de la Loire, le Chinon par exemple.« 

• « Je cuisine mais j’aime aussi beaucoup goûter ce que font les autres. Le jeune chef du 203 (203, chaussée de Waterloo à Saint-Gilles) propose une cuisine à la fois très simple et très étonnante, avec beaucoup d’inventivité. Il assure le spectacle depuis son comptoir ouvert. Et en plus, ce resto offre un excellent rapport qualité/prix. »

Botala Mindele: du 12/09 au 14/10 au Théâtre de Poche à Bruxelles; du 17 au 21/10 à l’Atelier Théâtre Jean Vilar à Louvain-la-Neuve; du 24 au 28/04 au Théâtre de Liège.

• Philippe Jeusette est aussi à voir dans J’habitais une maison sans grâce, j’aimais le boudin, de Jean-Marie Piemme, le 06/07 au Festival Vacances Théâtre de Stavelot, www.festival-vts.net

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