Chant des possibles

© Sophie Podolski, untitled, ca. 1970-72, ink on paper. Courtesy Joëlle de La Casinière, Brussels.

Le Wiels secoue les logiques muséales en consacrant une exposition à l’oeuvre hallucinée et hallucinante de Sophie Podolski. Expérimental et bouleversant.

Une autre Histoire de l’art est possible. Un récit différent, beaucoup moins idéologique, qui ne ressasse pas la sempiternelle trilogie Ensor-Magritte-Delvaux, asphyxiants pères de la peinture nationale assaillis par des hordes d’admirateurs en verve, quand il ne s’agit pas des marchands du temple. On ne remerciera jamais assez le Wiels d’avoir eu l’audace de se lancer dans une proposition aussi percutante que celle qui consiste à consacrer un accrochage en trois temps à une juvénile poétesse belge sous acide: Sophie Podolski. Entre 1953 et 1974, cette jeune femme fut comme une étincelle dans la nuit. Évoluant loin des codes et des formats en cours, son legs aurait logiquement pu rester lettre morte. Heureusement, des esprits en éveil, des bergers de l’être, ont vu l’étoile filante et en ont porté l’héritage à travers le temps. Il y a la partie la plus visible de l’iceberg, un long poème spontané devenu culte, dont un écrivain comme Roberto Bolaño a pris acte. Mais il y a surtout une saisissante oeuvre graphique en passe de disparaître. La plasticienne Joëlle de La Casinière a conservé ce corpus citrique avec un soin méticuleux, consciente de son caractère expérimental unique. S’il fallait attribuer un paysage sonore aux dessins, gouaches et autres gravures de Podolski, ce serait sans hésiter celui de Frank Zappa qui surgirait. L’impact est similaire. Qu’ils s’écoutent ou se regardent, ces collages, visuels ou acoustiques, désossent tout sur leur passage -pratiques, structures ou hiérarchies sociales.

Traversée par l’époque

Les trois salles rigoureusement agencées du Wiels font place à des flots de lignes et de mots qui doivent être lus comme une exploration du champ de la conscience. « OEuvre » ne saurait être le bon terme pour qualifier cette coulée de lave « speedée » -la drogue tout autant que le geste qui court sur le papier emmené par le très emblématique « Rapidograph » de la marque Rotring. L’intérêt de la production de Sophie Podolski -sans titre dans son ensemble, ce qui témoigne de sa non-conscience d’elle-même- réside justement en ce qu’elle n’est pas imprégnée de ce besoin suspect de « faire oeuvre ». Les mécanismes sont ceux de l’écriture automatique, voire de la  » ligne d’erre » si chère à Fernand Deligny, même si dans le cas précis la main ne lâche pas la rampe de la représentation. Devant les corps et les machines fantastiques, le regardeur quitte l’habituel paradigme de l’utilité pour pénétrer dans une autre dimension, celle de la nécessité. On le sait, l’auteure du Pays où tout est permis fut diagnostiquée schizophrène. Autant dire que l’exposition ne s’approche pas facilement. Il y a de la logorrhée, du délire, de la complainte, du monologue dans cette aventure. À l’image de l’éreintante installation sonore et visuelle qui déverse la voix de l’acid queen -comme elle se qualifiait elle-même- au bout du parcours, le visiteur risque la noyade. Est en jeu ici quelque chose de plus grand que soi, on est face à une reconstruction fiévreuse du langage et de l’être. Sophie Podolski semble agie plutôt qu’agir, l’époque troublée -les années 70- lui défonce le cortex de la même manière que la ségrégation a brisé Nina Simone. Nous laisser entrevoir ce flux, ces forces opérantes de l’Histoire, revient en propre à l’artiste sincère, ce funambule qui défie l’apesanteur et les gouffres.

Le pays où tout est permis

Sophie Podolski, Wiels, 354 avenue Van Volxem, à 1190 Bruxelles. Jusqu’au 01/04.

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www.wiels.org

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