Carlos Monzón (1942-1995)

© © JULIEN DUPORTÉ

La vieille Renault 19 vibre sur les petites routes qui mènent à la prison de Las Flores, Santa Fe, Argentine. Là où tu purges une peine de onze ans pour le meurtre de ta compagne, Alicia. Les mains sur le volant, le pied sur l’accélérateur, le temps t’est compté. On t’attend à dix-neuf heures.

Les matons ont beau te donner du « champion », l’heure c’est l’heure. Et pas question de perdre cette petite fenêtre de liberté avec les tiens.

Un week-end de permission, c’est pourtant suffisant pour un type comme toi. Tes démons se sentent mieux à l’ombre, à l’abri des regards.

Au fond de ta cellule, tu fais défiler ta carrière. Et ton premier coup d’éclat : la conquête de Rome et de la ceinture des moyens, le 7 novembre 1970, devant Nino Benvenuti. Trop confiant, l’Italien n’avait pas jugé bon d’étudier les films qui lui étaient parvenus d’Argentine. Ta vitesse et ta puissance, mais surtout ton instinct de tueur, il les a découverts sur le ring. Douze rounds de torture conclus par une droite assassine.

Il y a aussi eu ce match au Luna Park, le 25 septembre 1971, contre Emile Griffith. Un sacré boxeur, pas passé loin de voir le bout de la quinzième reprise. Ce soir-là, les Dale campeón (Allez champion) qui descendaient des tribunes pleines à craquer du vieux stade de Buenos Aires t’avaient réchauffé le coeur.

Puis, il y a eu la France, Colombes et Roland-Garros, en 1972 et 1973 contre le même homme, Jean-Claude Bouttier, battu deux fois sans démériter. Un vaillant sans l’instinct du tueur, mais un vaillant quand même. Il y a des choses qui ne s’apprennent pas à la salle d’entraînement. Ou alors à la dure. Quand tu as commencé à t’entraîner, dans ta province de Santa Fe, tu n’avais même pas de quoi te payer des chaussures. Tu boxais pieds nus jusqu’à ce que la douleur provoquée par les échardes fichées sous tes pieds ne devienne intolérable. Jean-Claude avait sans doute du talent, mais il n’avait jamais boxé déchaussé, lui.

Un fauve, t’étais. Capable des colères les plus terribles comme des plus grands accès de tendresse. Tu la réservais aux hommes, la tendresse. Suite à ta double victoire contre Bouttier, Alain Delon s’était mis en tête d’organiser un match contre le Cubain José Nápoles. Le 9 février 1974 à Puteaux, tu l’avais emporté par jet de l’éponge à l’appel de la septième reprise. Et l’acteur-promoteur était devenu ton ami. Vous vous compreniez en un coup d’oeil. Deux hommes de peu de mots. Le regard tourné vers vos mondes intérieurs.

Dix-sept ans plus tard, après une traversée de l’Atlantique pour te retrouver, ça avait été le monologue du silence au parloir. L’amitié entre deux hommes ne se nourrit pas de longues tirades. Il t’avait invité à le rejoindre en France, à la libération.

Le 8 janvier 1995, quand il a appris que tu avais envoyé ta Renault 19 dans le décor, il a versé une larme. Puis, il a allumé une cigarette.

Chaque semaine, l’écrivain Nicolas Zeisler (son livre Beauté du geste est paru aux éditions du Tripode) tire le portrait en un round d’un boxeur de légende.

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