Todd Haynes au pays des merveilles

WonderStruck © Mary Cybulski
Jean-François Pluijgers
Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

Avec Wonderstruck, Todd Haynes signe un envoûtant « acid trip for kids », jonglant avec les époques et les esthétiques tandis qu’il fait converger, à 50 ans de distance, les destins de deux enfants sourds vers New York… Entretien.

Révélé au milieu des années 90 par Safe, Todd Haynes s’est rapidement imposé comme l’une des figures majeures du cinéma indépendant américain, alignant les pépites de Velvet Goldmine à Carol, en passant par Far from Heaven ou Mildred Pierce. Adapté d’un ouvrage de Brian Selznick (Hugo) et assorti d’un label « film pour enfants » d’ailleurs crânement assumé, Wonderstruck peut sembler marquer une rupture dans le parcours d’un auteur généralement associé à ses scintillants portraits de femmes se débattant dans une société hypocrite et corsetée, en une perspective transcendant les époques. À y regarder de plus près, il convient toutefois de nuancer cette première impression, tant l’oeuvre charrie des thèmes puissants -la solitude, l’aliénation, la transmission, la liberté, la création…- en phase avec ceux du cinéaste. À quoi s’ajoute que le dispositif même de son scénario, à savoir deux époques dialoguant dans un même lieu à 50 ans de distance, était de nature à titiller la curiosité formelle d’un esthète dont nul n’a oublié I’m not There, formidable portrait éclaté de Bob Dylan. Jusqu’à l’utilisation de maquettes et de miniatures qui n’aura pas été sans lui rappeler ses débuts, en 1988, lorsqu’il retraçait le destin tragique de Karen Carpenter à l’aide de poupées Barbie dans son court métrage culte Superstar: The Karen Carpenter Story (indisponible suite à un imbroglio légal, mais dont circulent des copies sur YouTube). C’est dire si le projet avait, en définitive, tout pour le séduire…

Une aventure artistique

« Wonderstruck m’a été proposé par Brian Selznick via ma chef costumière, Sandy Powell, qui avait travaillé avec lui sur Hugo, commence Todd Haynes, que l’on retrouvait en mai dernier sur la terrasse du Palais, au lendemain d’une projection ayant illuminé la compétition cannoise. C’est la première fois qu’il adaptait un de ses livres en scénario. Le projet m’intéressait formellement, mais aussi par ses références historiques et cinématographiques, qui sont des composantes de son travail d’écrivain. J’y ai vu aussi l’occasion de tourner un film destiné à un public plus jeune, ce que je n’avais encore jamais fait. Je tenais à faire quelque chose de spécial et d’étrange, tout en veillant à ce que de jeunes spectateurs puissent y naviguer sans peine et rester captivés. Si l’on y trouve l’innocence, le côté merveilleux, l’imaginaire et les heureux hasards qui semblent appropriés pour des enfants, j’ai voulu y adjoindre une touche bizarre. Avec Affonso Gonçalves, nous avons d’ailleurs regardé beaucoup de films de Nicolas Roeg au moment du montage, parce que plus encore que les autres, il s’agit d’un film sur le temps et la manipulation du temps, avec ces deux époques et cet étrange fossé de 50 ans entre les deux histoires. Pour plaisanter, nous parlions d’un « acid trip for kids. »

Julianne Moore
Julianne Moore© Mary Cybulski

Récit à hauteur d’enfances, Wonderstruck parcourt le temps suivant deux lignes narratives parallèles mais néanmoins convergentes. La première débute en 1927, au moment du tournant du cinéma parlant, alors que Rose, une fillette que sa surdité isole du monde, fuit Hoboken et un destin chagrin pour Manhattan et l’aventure de la vie. La seconde s’ouvre en 1977, lorsque Ben, un gamin du Minnesota, décide, à la mort de sa mère et alors qu’un accident l’a privé de l’ouïe, de délaisser son passé pour Big Apple, à la recherche d’un père qu’il ne connaît pas. Et leurs deux quêtes de se faire abondamment écho par-delà les époques. Constante dans l’oeuvre de Todd Haynes, valable dès Safe qui reculait le curseur temporel de quelques années, le film se décline donc au passé, ce qui, bien sûr, ne doit rien au hasard. Interrogé sur cette disposition, le cinéaste répond par une boutade qui n’en est pas tout à fait une: « Si je suis attiré par les films d’époque, c’est en raison de la banalité totale et de la déception du présent, parmi d’autres choses. Et je pourrais dire bien pire sur les moments que nous traversons actuellement aux États-Unis. En tant que qu’amoureux des films et du cinéma, je me considère toujours comme un étudiant, et je retire des enseignements de chaque grande période de l’Histoire. Pouvoir me concentrer sur les années 20, que je n’avais jamais vraiment explorées, et le cinéma de cette époque, plus particulièrement à la fin des années 20, lorsqu’ils ont atteint un sommet en termes d’esthétique, de sophistication et de complexité dont je ne sais pas si nous pourrons jamais l’améliorer, constituait déjà une motivation suffisante. Et le cinéma américain des années 70 est bien sûr une inspiration. Le parallèle entre ces deux périodes, avec la ville pour point de comparaison, promettait une formidable aventure artistique. »

Comme souvent chez lui -voir ainsi Far from Heaven, où il citait Douglas Sirk, ou Carol, où il penchait plutôt vers le David Lean de Brief Encounter-, Wonderstruck est d’ailleurs une déclaration d’amour au cinéma. Et le réalisateur pourrait, à l’évidence, se répandre avec passion des heures durant sur la période du muet, qu’il évoque La Foule, de King Vidor, auquel emprunte une scène du film, ou qu’il considère, de façon plus générale, que « les grands cinéastes que nous apprécions et auxquels nous n’en finissons pas de revenir sont tous redevables au muet. À commencer par des maîtres comme Hitchcock ou Ozu qui ont commencé à son époque. » Cinéaste-cinéphile, Todd Haynes se fond avec aisance dans leur sillage, et la partie muette du film brille par sa finesse d’exécution –« un élément cool était de ne pouvoir s’appuyer que sur le langage cinématographique pour lui donner son éclat, dès lors qu’il n’y avait pas de dialogues. Les images, le montage, la mise en scène, la musique se trouvent mis en valeur de par la nature même du film. »

Quant au volet seventies de Wonderstruck, il pourrait allègrement soutenir la comparaison graphique avec les productions du Nouvel Hollywood, le grain de la pellicule aidant. Pour autant, il a donné pas mal de fil à retordre au réalisateur: « Tourner à New York est formidable, c’était juste incroyable de se retrouver au Musée d’Histoire naturelle ou au Queens Museum of Art. Mais la ville s’est tellement gentrifiée et est devenue à ce point opulente -même Brooklyn et le Queens d’antan disparaissent sous vos yeux- que trouver des endroits pouvant passer pour le New York des années 70, quand la ville était financièrement à l’agonie, s’est révélé très difficile. » Certains quartiers de Bedford-Stuyvesant et Crown Heights, à Brooklyn, feront finalement l’affaire, moyennant de nombreuses interventions du département artistique pour maquiller le décor, « mais nous avons capturé quelque chose de précaire. Ces endroits étaient déjà en transition, ils ne vont plus rester en l’état très longtemps… » L’illusion, en tout cas, est parfaite…

La maquette de Wonderstruck reproduisant en miniature un New York fantasmé.
La maquette de Wonderstruck reproduisant en miniature un New York fantasmé.© Mary Cybulski

Un espace à remplir

La réussite de Wonderstruck ne doit pour autant pas seulement à sa maîtrise et sa beauté formelles. Elle tient aussi à ce que convoque un film qui, non content de jouer du mystère dans les règles de l’art, chaque révélation semblant devoir entraîner de nouvelles questions, arpente aussi l’imaginaire enfantin avec un rare bonheur. En résulte un stimulant récit d’apprentissage, où la découverte émerveillée du monde ouvre sur des perspectives infinies, dont celles voulant qu’« on apprend combien il est important de suivre son instinct et sa curiosité et de surmonter ses peurs à travers diverses pratiques créatives. Ce pouvoir de transformation est entre nos mains, littéralement. Il ne s’agit pas uniquement de surmonter le deuil ou l’inconnu, mais de s’ouvrir aux autres et de communiquer avec autrui. » Principe percolant parmi d’autres dans un film ne cédant jamais à la mièvrerie mais libérant une émotion profonde, non sans vibrer de l’énergie et la conviction de ses deux jeunes interprètes, Oakes Fegley et Millicent Simmonds, époustouflants. Ce qui n’était pas gagné, Haynes n’ayant jamais par le passé confié de rôles principaux à des enfants, dont l’une par surcroît malentendante. « C’est le genre de choses auxquelles on pense après-coup, en se demandant comment on a bien pu prendre un tel risque, sourit-il, avant de s’arrêter, admiratif, sur la prestation de la jeune fille. Nous avons visionné beaucoup de vidéos tournées par des enfants sourds afin de trouver Rose. Chaque enfant utilise le langage des signes différemment, de même que nous parlons tous de façon différente. Et l’on devine leur personnalité, peut-être même davantage qu’à travers un discours verbal, parce qu’ils utilisent tout le corps et le visage pour communiquer. Du fait qu’ils sont très expressifs, je pensais que le résultat serait fort efficace à l’écran. Il y avait toutefois le risque que cela devienne fastidieux, au point que le spectateur ne se sente plus impliqué, comme face à n’importe quel acteur en faisant trop. Je n’ai toujours pas réussi à comprendre comment Millicent a su doser sa composition de la sorte, et se révéler assez subtile et mystérieuse pour capter l’intérêt du spectateur, mais aussi préserver sa curiosité, en lui ménageant des espaces à remplir. C’est pour moi l’essence même des films: laisser un espace au spectateur, sans quoi il cesse de se sentir concerné. »

En quoi Todd Haynes est passé maître. Et Wonderstruck, s’il est sans doute plus accessible que certains de ses essais antérieurs, n’en est pas moins une oeuvre fascinante invitant à se laisser absorber par son mystère. Qualité d’ailleurs illustrée par l’une des mini projections-tests qu’a coutume d’organiser le réalisateur en cours de montage. « J’ai voulu, cette fois-ci, montrer le film à des adultes mais aussi à des enfants, à qui nous donnions de petits questionnaires aussi ouverts que possible à remplir. Leurs observations étaient d’une précision incroyable. Bien souvent, ils nous disaient absolument tout ce que nous devions savoir à ce stade sans que nous ne le leur ayons demandé ouvertement. Cela m’a conforté dans ma conviction qu’ils avaient une grande ouverture mais aussi une grande acuité du regard. Kelly Reichardt, qui est une amie en plus d’être une cinéaste géniale, a assisté à l’une de ces projections en compagnie de garçons de 13 ans. Le téléphone de l’un d’eux ne cessait de recevoir des textos et clignotait, ce qui la distrayait. Lui semblait ne même pas le remarquer, mais finalement après trois quarts d’heure, il a jeté sa veste dessus et il a continué à regarder le film. C’est tellement cool. Même si, bien sûr, ce sont des gamins de New York, et que tous n’auront sans doute pas la patience nécessaire pour Wonderstruck… » Voire: l’émerveillement a aussi le don de suspendre le temps…

Julianne Moore, la muse de Todd Haynes

Moore et Haynes, complices de tournages depuis plus de 20 ans.
Moore et Haynes, complices de tournages depuis plus de 20 ans.© Myles Aronowitz

Si Wonderstruck gravite autour de deux enfants (les excellents Millicent Simmonds et Oakes Fegley), le film consacre aussi la quatrième collaboration entre Todd Haynes et Julianne Moore. Dans un double rôle encore bien, puisque l’actrice symbolise la réverbération s’opérant entre deux histoires se déroulant à 50 ans de distance. « Dans ce film, Julianne représente une sorte de « passeuse » entre les deux histoires, mais aussi entre ce film et mon passé de cinéaste, ce passé dont elle est aussi une sorte de témoin », observe le réalisateur. Leurs deux parcours sont étroitement imbriqués, en effet, Julianne Moore trouvant dans Safe, réalisé par Haynes en 1995, l’un des rôles qui baliseront son début de carrière. Elle y campe Carol White, femme au foyer aisée d’une banlieue californienne typique de l’Amérique des 80’s déclinantes, partageant le plus clair de son temps entre aérobic, déjeuners entre amies et décoration de sa maison. Jusqu’au jour où elle développe une mystérieuse allergie à son environnement, glissant insensiblement dans la dépression.

Jongler avec les styles et les époques

L’aliénation est également au coeur de Far from Heaven (2002), hommage du cinéaste aux mélodrames flamboyants tournés par Douglas Sirk dans les années 50. Soit, dans l’Amérique provinciale de l’époque, l’histoire de Cathy Whitaker, mère de famille modèle au sourire aussi radieux qu’inaltérable en apparence. Une femme dont le monde va toutefois s’effondrer lorsque, ayant découvert l’homosexualité de son mari, elle trouve quelque réconfort auprès de son jardinier noir, pour se voir aussitôt rattrapée par l’hypocrisie d’une société plombée par le conformisme et les préjugés. Et de s’efforcer de faire bonne figure, dans un film étincelant, serti dans le passé par son esthétique mais traversant le temps par ses enjeux, non sans libérer au passage des torrents d’émotions.

On retrouve Julianne Moore cinq ans plus tard au générique du kaléidoscopique I’m not There. Non pas dans l’une des multiples incarnations de Bob Dylan (au rang desquelles celle de Cate Blanchett) mises en scène par Todd Haynes, mais bien sous les traits d’Alice Fabian, chanteuse librement inspirée de Joan Baez, apparaissant face à Christian Bale dans le faux documentaire consacré à la période folk du chanteur. Wonderstruck réunit donc la comédienne et le cinéaste pour la quatrième fois. Elle y brille comme de coutume, jonglant avec les époques comme avec les styles: star du muet à l’expressivité marquée dans Daughter of the Storm, film dans le film version 1927, avant qu’on ne la retrouve, 50 ans plus tard, non moins exceptionnelle. « Faire jouer la même actrice dans les deux parties n’était pas prévu dans le script », précise Todd Haynes. Ce qu’a corrigé une intuition que l’on qualifiera de lumineuse, achevant d’inscrire le film dans un rapport au temps aussi singulier qu’envoûtant…

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