Laurent Raphaël

L’édito: À la soupe!

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Période faste pour Netflix. En moins d’un an, le paria de l’industrie de la télé et du cinéma, mais le chouchou de longue date des pantouflards, s’est imposé dans la cour des grands.

Le cordon sanitaire instauré par le Festival de Cannes en 2018 sous la pression des distributeurs -pour rappel, le géant du Net ne passe pas, à quelques rares exceptions près, par la case salles- n’aura pas tenu bien longtemps. En septembre déjà, la Mostra de Venise, alors en pleine résurrection, avait moins de scrupules, lui ouvrant grand ses portes, y compris de son palmarès où figuraient à la fois Roma, la fresque léchée du Mexicain Alfonso Cuarón, et Buster Scruggs, le western à sketches délirant des frères Coen.

Netflix empochait sur la lagune deux manches pour le prix d’une: il faisait sauter le verrou du circuit des grands festivals et gagnait par la même occasion ses galons honorifiques de refuge du cinéma d’auteur, un terrain encore en jachère chez cet habitué des séries télé grand public. Une première manche victorieuse donc. Confirmée quelques mois plus tard sur son propre territoire avec deux Golden Globes, toujours à l’actif de Roma, véritable bête de concours. Et en attendant une possible autre moisson de récompenses aux Oscars fin février. Sans attendre ce sacre éventuel, l’ancien distributeur de DVD par la poste, qui aura réussi haut la main sa reconversion numérique, commence l’année en force en se payant le luxe de tenir, avec Bird Box (lire la critique), son premier véritable blockbuster. Les compteurs s’affolent. Plus de 45 millions de comptes ont lancé le survival de Susanne Bier après seulement une semaine. La publicité gratuite apportée par les idiots qui ont tenté, pour quinze secondes de gloire sur les réseaux sociaux, de reproduire dans la réalité des scènes du film, comme conduire en voiture les yeux bandés, ont sans doute contribué à en faire un phénomène. Il n’empêche, la chance ne sourit qu’aux audacieux.

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En apprenant par ailleurs que le dieu vivant Scorsese déboulera prochainement chez l’opérateur avec The Irishman, son projet le plus ambitieux sur le papier depuis Le loup de Wall Street, au casting en or massif emmené par Robert De Niro (lire son interview exclusive) digne des années 70, on se dit que Netflix pourrait bien, au-delà des réserves d’usage d’ailleurs de moins en moins audibles concernant ses méthodes cavalières, se profiler comme l’arche de Noé recueillant tous ceux que Hollywood, dans son délire jeuniste et sa panne totale de créativité, a mis sur la touche. Ce qui fait du monde. Et même souvent du beau.

À part pour les exploitants de multiplexes obligés d’augmenter la taille des boîtes de pop-corn pour appâter le chaland ou ceux des salles d’art et d’essai contraints de négocier à l’arrache des exclusivités de… deux jours sur les films Netflix, tout va-t-il pour le mieux dans le meilleur des mondes? Pas sûr. À s’enfiler à la queue-leu-leu ces derniers mois les séries télé « qu’il faut avoir vu », de Black Mirror à Ozark en passant par The OA, on finit par ressentir un léger écoeurement. Comme si dans tous les desserts qu’on nous servait on avait remplacé le sucre par de l’aspartame.

Bird Box justement semble pareillement amalgamer des ingrédients de piètre qualité qu’un cuisinier malin aurait réussi à sublimer. Pour un peu, on jurerait qu’un algorithme a pondu son scénario. Chaque plan transpire le déjà-vu. Le genre apocalyptique en lui-même étant bien essoré ces derniers temps. Mais c’est en passant la loupe qu’on voit nettement les raccords. Un peu de Phénomènes (Shyamalan) par-ci, un peu de Sans un bruit (Krasinski) et de Délivrance (Boorman) pour faire bonne figure par-là. Pour l’originalité, on repassera. Avec comme d’autres préparations maison, La Casa de Papel en tête, ce sentiment tenace que le casting a été réalisé après une étude de marché préconisant de balayer tout le spectre des sociotypes répertoriés, de l’Asiatique au Noir en passant par la femme d’action ou le marginal de service attifé comme un punk au cas où on n’aurait pas compris.

Un procès d’intention? Peut-être. Mais il ne faudrait pas se laisser berner. Ce n’est pas parce qu’un supermarché bon marché glisse dans sa gamme quelques articles bio, un Roma aujourd’hui, un Irishman demain, qu’il devient subitement un spécialiste des produits frais et raffinés. Pour le dire autrement, ce n’est pas parce que Netflix nous mitonne quelques festins ici et là qu’on doit se contenter tout le reste de l’année de soupe en conserve. Avec ou sans boulettes.

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