Un été ordinaire (6) – Eleanor

Guy Verstraeten
Guy Verstraeten Journaliste télé

Chaque semaine, un journaliste de Focus reprend l’histoire là où un autre l’a laissée. Sixième épisode, par Guy Verstraeten.

J’étais persuadée d’en avoir pour mon argent, de frissonner ma mère et j’ai fini par calculer, rationnaliser, anticiper. Me marrer aussi. Au début, l’adrénaline m’a tendu la chatte mais ça s’est vite calmé. Merci Harvey… Harvey, c’est une farce géante. Incroyable ce mec, qui choisit de dégommer mon père avec un passe-montagne et des chaussettes blanches. Sur écrases-merdes noires. Un truc de fou! Qui porte encore des chaussettes blanches en 2012, à part l’amant de ma belle-mère et le vainqueur de Wimbledon (et encore)? Ça m’avait frappée d’entrée, la première fois où je les avais croisés, Sally et lui, dans un restaurant thaï de Malibu. Traits fins, trop fins, pas moche, l’air amoureux, « c’est un vieil ami », m’avait menti Sally, presque grise mais sous contrôle, même pas embarrassée. J’étais là pour l’anniversaire surprise du frère de Jill, my best high-school friend, et quand on a aperçu Harvey s’échapper aux toilettes, chaussettes blanches sur Docksides brunes, on s’est regardées, adolescentes, le doigt sur la bouche: « Oh My God! What an… afknapper! » « Afknapper », ça veut dire « tue-l’amour » en néerlandais. L’Europe m’avait gonflée sur la longueur, mais on n’y manquait pas d’expressions rigolotes.

Harvey…! Je le vois encore, le soir où nos vies ont basculé, tout sérieux, tout affairé, tout concentré, à scruter les mouvements de mon père, secoué de tics nerveux, les tempes capturées entre ses mains gantées, remontant le bas du passe-montagne en quête d’oxygène, s’agenouillant, se relevant, s’agenouillant, se relevant, persuadé d’être seul, mais la trouille au corps. Et je capte ses chaussettes. Je ne capte que ça. Ringard du soir, bonsoir! C’est ce qui m’a cassé la tension. Mais je suis restée attentive. Le père, plein de muscles dégoûtants, a fini par se tremper la nouille dans la piscine, comme tous les soirs. Et Harvey l’a suivi, à l’aube, spasme sur pattes, pour lui régler l’addition. Ok, j’ai senti un troll mordiller mon estomac quand le père a plongé pour toujours, enfui dans des vaguelettes de désespoir, mais rien d’intenable. Grosse gestion. Tranquille.

En fait, la mort, faut juste pas faire trop attention. Je me souviens d’un truc que le père m’avait montré pour me choquer. Une vidéo qu’il avait chopée par hasard sur un site trash, et qu’il tenait absolument à partager. Des militaires russes, au Daguestan, qui se faisaient étêter à la lame, comme on coupe une tranche de pain dans une pub Nutella, sans pitié, avec une violence crue, à dégueuler. J’avais dégueulé d’ailleurs, et le père en avait ri grassement. Psychopathe. Mais ça m’avait donné une image nette de la mort. Qu’il m’ait touchée, petite, je m’en fous en fait. C’est pas vraiment ça le problème. J’ai surmonté. Je suis grande, j’ai de la classe, j’ai du goût. Non… Le père, surtout, c’était un beau connard. Et un connard puissant. Arrogant, sournois, violent, humiliant. Sans répit. Sa mort m’indiffère, le père, c’était un moustique, il ne servait à rien. Pas étonnant que Ted, le patriarche de la famille, l’ait quasi adopté. La même lignée de sad fucks, de pourritures autocélébrées, s’entre-branlant misérablement dans leur bidoche de millionnaires et leur conseil d’administration à deux balles. C’est fini, tout cela…

Harvey avait voulu faire le ménage. Et je le comprends. Mais soi-disant partie crécher ailleurs, j’étais là, j’étais tellement là, le soir où il a décidé d’aller au bout de son idée. J’ai pas bronché. Pas cafté non plus. J’ai pensé. Puis j’ai tout repensé. Mon père, Harvey, moi et ma caméra, quatuor magique. Le parfum du scandale… Seulement lui, le troisième homme, je ne l’avais pas prévu. « WHO THE FUCK IS THIS GUY? », me suis-je dit en apercevant l’intrus. Elle était là, mon adrénaline, mais elle avait intérêt à retourner dans sa glande si je voulais penser clairement. Ce gars-là, c’était qui? Pas de chaussettes blanches, pas de spasme, du sang-froid. Putain, gros flippage, grosse sueur, mais j’ai eu TROP LA CLASSE de rester terrée dans mon coin, à attendre qu’ils s’entretuent. Parce que là, on tape, j’avais un meurtre, un coup de fil, un deuxième meurtre et plein de nouvelles perspectives…

Tu t’expliques tout, toi? Tu sais tout, tu comprends tout? Moi je tâtonne, globalement. J’explore, je creuse, je perce, j’insiste, j’ai 22 ans, mais la vie, et la mienne dans ce cas-ci, c’est sablonneux. Quand Harry Hawkes s’est pointé à Pacific Palisades pour enquêter sur le meurtre, j’ai directement compris que je l’aimerais toute ma vie. Avec une famille comme la mienne, j’ai bien droit à un peu d’amour, non?

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