Un été ordinaire (5) – Harvey

Kevin Dochain
Kevin Dochain Journaliste focusvif.be

Chaque semaine, un journaliste de Focus reprend l’histoire là où un autre l’a laissée. Cinquième épisode, par Kevin Dochain.

J’ai rencontré Sally lors d’une de ces réunions d’alcooliques anonymes que j’organisais dans la salle de réception de la villa de Sunset Boulevard héritée de mon père. Après avoir moi-même écumé les groupes de soutien, en mettre un sur pied avait été le meilleur moyen de garder la tête hors de l’eau. Le cortège quotidien d’ivrognes m’aidait dans mon cheminement à tirer un trait définitif sur l’enfer capiteux qui avait été le mien. C’est un samedi de septembre que Sally est venue la première fois à une réunion. Elle avait ce genre de regard vitreux et désemparé que je voyais défiler à longueur de journée, mais un je-ne-sais-quoi m’a immédiatement fait craquer chez elle. Sans encore oser imaginer comment, je savais que j’allais faire de grandes choses avec elle.

Je n’ai pas hésité un instant quand il a été question de choisir un parrain aux nouveaux venus. Je jetai mon dévolu sur cette femme à l’élégante toison auburn avant que quiconque dans le cercle puisse envisager de la prendre sous son aile. Après quelques séances, elle me confiait déjà que les Martini dry l’aidaient à oublier son calculateur de mari qui lorgnait inlassablement vers la tête de l’entreprise familiale. Confidence pour confidence, je lui avouais que je trouvais refuge dans les réunions AA, quelques mois après ma rupture avec Gillian. Je n’avais toujours pas repris une véritable activité pécuniaire depuis la faillite de mon business de farces et attrapes. Il faut dire que je n’avais pas mon pareil pour aligner les startups foireuses. Ligne de vêtements pour bébés en surpoids, friandises aux goûts fluo, hôtel de luxe pour purs-sangs… Chaque idée me paraissait porteuse et révolutionnaire les premiers jours, mais s’avérait aussi systématiquement que rapidement être un échec cuisant. Alors, lorsque Sally évoqua la santé vacillante de son boucher millionnaire de père, je ne vis qu’une raison de plus de jouer la séduction jusqu’au bout. Avec un pareil morceau de viande dans les bras, le jeu en valait d’autant plus la chandelle.

Je devins vite l’amant de choix de Sally. Être son parrain -et donc confident- me mettait en position de force pour m’immiscer dans les méandres de son âme torturée. Et comme son mari rejetait systématiquement ses ardeurs sexuelles, nos nuits étaient torrides. Passionnées. S’il fallait à chaque fois ruser pour éviter d’éveiller les soupçons de David -et encore plus ceux de sa fille, Eleanor, qui était loin de porter Sally dans son coeur-, nos rendez-vous étaient rendus d’autant plus ardents. Un soir où nous batifolions dans sa résidence de Pacific Palisades, David échappé pour un énième séminaire bovin dans le Nevada, nous commençâmes à esquisser les plans d’un avenir commun. Pour sortir notre relation de l’ombre, je parvins à une conclusion inéluctable: il fallait me débarrasser de l’époux envahissant d’une manière ou d’une autre. J’insistais depuis longtemps pour que ma bouillonnante maîtresse évoque le sujet avec son mari, mais les excuses se multipliaient comme la peste: pas question de mettre en danger la société familiale dont il était devenu l’un des piliers. À moins qu’on ne lui trouve un successeur, le genre à insuffler du renouveau dans une affaire familiale qui, malgré les liasses brassées, s’embourbait doucement mais sûrement dans l’immobilisme des traditions.

C’était donc décidé: j’allais me charger d’éliminer David. Moi, Harvey Grant, fils de trader, loser invétéré en affaires et incorrigible Don Juan, j’allais tremper mes mains dans le sang pour l’amour d’une ex-alcoolique qui m’introniserait président-directeur-général à la mort de son aïeul. J’en tremblais d’exaltation. Pas question de faire dans la dentelle, ni de risquer de me faire pincer: comme David était un frénétique de la brasse, je comptais feindre l’accident dans la piscine du domicile familial. Propre et sans traces, le stratagème semblait parfait.

Je passai à l’action à l’aube un lundi d’été. Sally cuvait le vin que nous avions bu la veille et Eleanor logeait chez son boyfriend. Je profiterais de ses longueurs pour m’exécuter. Tout se passa presque comme prévu: j’enfilai mes gants de cuir et mon passe-montagne, me faufilai dans la maison grâce au double des clés que m’avait fourni Sally, attendis que mon rival sorte la tête de l’eau pour l’y replonger aussitôt. Le bonhomme était coriace. Il tenta de s’agripper au bord. Je dus lui écraser la main pour lui faire lâcher prise. Il me fallut un petit remontant après ça. Je savais où le trouver, le bar de David étant bien pourvu. Tout s’enchaîna ensuite en un éclair: le temps de déboucher le flacon d’un savoureux bourbon quinze ans d’âge, je sentis une violente douleur me scier la nuque…

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