Tyler crosse. Brüno: « L’immobilier à Miami, c’est bien pire qu’une prison à Angola! »

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Olivier Van Vaerenbergh
Olivier Van Vaerenbergh Journaliste livres & BD

Brüno et Fabien Nury poursuivent leur « collection de one-shot » dédiée au genre policier et à leur gangster Tyler Cross, en s’aventurant cette fois dans le polar floridien. Synthétique et brillant.

Une crosse, ou « crosser » désigne, au Québec, le fait de se lancer dans une magouille, une arnaque ou un mauvais plan. De quoi permettre à votre serviteur d’oser ce titre vaseux, qui colle néanmoins parfaitement au quotidien de Tyler Cross, le bad guy mutique du duo Brüno-Nury, abonné à la violence, aux cadavres et aux entreprises criminelles jusque-là très foireuses -il fuyait dans Tyler Cross, il se retrouvait en prison dans Angola. Mais jusque-là, seulement. « Après l’avoir montré sur deux coups ratés, on avait envie de le présenter sur un coup qu’il réussit, explique le dessinateur Brüno. Montrer ce qu’il sait faire, montrer le braquage, et pas l’après, comme dans les précédents. » Fabien Nury, le scénariste, enchaîne: « Nous envisageons chaque tome comme un one-shot, avec des liens très ténus de l’un à l’autre -comme Tintin. Celui-ci est plus ancré dans le genre polar. La trame scénaristique des précédents empruntait beaucoup au western. Ici, on revient à son ADN de gangster, dans un univers purement criminel, plus moderne, avec une intrigue plus dense, mais curieusement avec moins de texte. On coupe beaucoup dans Tyler. C’est une série qui nous laisse beaucoup de liberté, mais que l’on paie par beaucoup plus de boulot parce qu’on adore le genre. Mais il demande à être précis, il ne tolère pas l’à-peu-près. On doit développer large, et tailler beaucoup. Dans Tyler, il n’y a pas beaucoup de graisse. » Pas beaucoup de graisse, mais beaucoup de soleil, puisque Tyler débarque cette fois à Miami, « un tas de pognon autour de rien« , ville mythique  » qui offre deux visages: la séduction, et l’horreur derrière la séduction« . Soit du pain béni pour notre duo d’auteurs qui n’aime rien plus que de se frotter à ses genres préférés pour mieux les réinventer. Et pour rester dans la métaphore alimentaire: « La question c’est: est-ce qu’on peut encore de nos jours donner une personnalité à une entrecôte-frites? Quelles sont les épices, les petites variations de sauce et de condiments que l’on peut associer à des ingrédients très classiques pour leur donner une nouvelle personnalité, avec notre vision? » On les rassure si nécessaire: on n’avait plus dégusté d’entrecôte aussi saignante et goûtue depuis très longtemps.

Bétonnage et prédation

Pas de hasard si Tyler Cross se retrouve cette fois en Floride, obligé de se lancer dans un montage immobilier évidemment plus que douteux autour d’une île des Keys. C’était écrit, ou presque: « On démarre toujours sur des envies qui correspondent à des films, des livres, et on s’était fait une liste vouée au polar floridien. Un véritable genre dans le genre. Et sans y être jamais allés, on y a passé beaucoup de temps. Dans l’édition noir et blanc de l’album, on a placé une ligne du temps de l’Histoire fictionnelle de la Floride, de 1840 à nos jours. Et tout, dans sa légende, n’est que prédation, bétonnage et corruption. On sait que tout ça est et était très référencé, entre autres dans les romans de John D. MacDonald, le maître du genre (une trentaine de polars floridiens parus en français pour l’essentiel à la Série Noire, NDLR ). On savait donc que l’ignorance ne nous mènerait à rien: autant travailler consciemment sur cette mythologie. » Une connaissance du lieu et du genre qui a naturellement poussé le dessin de Brüno, déjà pop et synthétique, vers encore plus d’abstraction et de suggestion: « L’esthétisme, l’aspect formel de Miami est extrêmement fort, mais il ne fallait pas le rendre de manière plate. Au contraire, il devait être le plus oppressant possible. Un décor très présent, et en même temps quasiment suggéré, de manière beaucoup moins théâtrale ou spatialisée que sur les précédents albums. On a donc beaucoup joué sur les surfaces, les matières: de l’eau, du béton, des palmiers, des persiennes… On a rejoint une certaine logique de la série B des années 50, qui faisait de tels choix esthétiques essentiellement par manque de budget. Mais cette manière de procéder a aussi tellement de force picturale que ces choix sont devenus les véritables codes du genre, même aujourd’hui dans des films à gros budget! »

Tyler crosse. Brüno:

Normalité et faits divers

Ce jeu sur les conventions et les archétypes du genre se retrouve également dans la manière dont le duo gère et développe ses personnages féminins, beaucoup plus complexes et moins « femmes fatales » qu’attendu. « La misogynie du genre lui est malheureusement presque intrinsèque: la femme y incarne souvent la damnation, explique encore cet érudit de Nury. On a voulu illustrer et contester ce principe, en plaçant d’emblée dans les dix premières planches une forme de déchaînement de la violence faite aux femmes, puis en en renversant les codes. Et ici, le héros est plutôt le personnage de Shirley, que Tyler révèle à elle-même. Le trajet héroïque, le travail de dépassement de soi qui forme l’ossature du livre, est mené par Shirley. Une des phrases clés du livre c’est « Il y a très peu d’écart entre votre vie normale et un faits divers « . Tout le récit repose là-dessus: les gens dits « normaux » le sont parce qu’ils n’ont jamais été testés. Leur honnêteté et leur courage restent à prouver tant qu’ils n’ont pas été mis à l’épreuve ». Et Brüno de conclure: « En fait, on pensait faire un nouveau tome plus sexy et plus ludique, moins dark que le précédent qui se passait dans une prison du Bayou. Mais on s’est vite rendu compte que l’immobilier à Miami, c’était bien pire qu’une prison à Angola! »

Tyler Cross T3 – Miami, par Brüno et Fabien Nury. Éditions Dargaud. 96 pages. ****

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