Toni Morrison/Paul Beatty: la coupe afro est pleine

Paul Beatty et Toni Morrison © DR
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

En écho à l’actualité, le racisme et l’identité noire sont au coeur des nouveaux romans de Toni Morrison et Paul Beatty. L’heure est à la désillusion.

Et si la lutte pour les droits civiques, les politiques de discrimination positive et même l’élection d’un président métis n’avaient au fond rien changé pour les Afro-Américains? Les chaînes de l’esclavage ont certes disparu, mais pas les chaînes mentales, comme le racisme ou la méfiance, qui remettent toujours au lendemain l’émancipation promise. D’où ces voix blacks qui montent le ton pour réclamer autre chose que des principes: la reconnaissance des violences subies hier et aujourd’hui, et des formes nouvelles de ségrégation comme l’emprisonnement massif des Afro-Américains. Cette frustration fait le lit d’un nouveau radicalisme noir, incarné par des intellectuels comme Ta-Nehisi Coates ou Chris Lebron, tendant à supplanter le prosélitisme multiculturel de la génération précédente, qui a cru à l’apaisement des relations raciales dans l’élan post-droits civiques.

Toni Morrison/Paul Beatty: la coupe afro est pleine

Ces turbulences identitaires infusent la rentrée littéraire, en particulier dans deux romans escaladant la falaise du malaise afro-américain par des versants stylistiques diamétralement opposés. On ne présente plus Toni Morrison. Conscience du roman afro-américaine, le prix Nobel et Pulitzer, 84 ans, sonde depuis 1970 et L’OEil le plus bleu les effets intimes du racisme et de l’injustice sur de jeunes filles mal dans leur peau sombre, le plus souvent à l’époque maudite de l’esclavage. Signe de l’état d’urgence, l’écrivaine déplace l’épicentre de son nouveau roman, Délivrances, à nos jours, comme pour souligner l’actualité brûlante des questions qui la taraudent. Le sort des Noirs, c’est aussi ce qui préoccupe Paul Beatty, auteur révélé en 1996 (mais seulement en 2013 en France) avec l’hilarant American Prophet et qui franchit un nouveau palier aujourd’hui avec cette petite bombe littéraire: Moi contre les Etats-Unis d’Amérique. Même si leurs méthodes divergent, feutrée et intimiste pour l’une, résolument décapante et anti-politiquement correcte pour l’autre, ces deux témoins de leur temps posent la même question lancinante: qu’est-ce qu’être Noir aujourd’hui aux Etats-Unis?

Fidèle à sa prose langoureuse, Toni Morrison dépoussière le conte pour raconter les péripéties d’une jeune femme qui a trouvé dans la réussite sociale un antidote à une enfance marquée par le manque d’amour -sa mère mulâtre au teint clair ne s’accommode pas de cette « petite négresse »– et les lourds secrets ravalés. Elle dirige le département d’une grande entreprise de cosmétiques, roule en jaguar et ne porte que des vêtements blancs qui soulignent sa beauté d’ébène. Bride est le produit phare d’une société qui semble avoir digéré la diversité.

Deux événements vont venir lui rappeler douloureusement qu’on n’échappe ni à son passé ni à sa couleur de peau: son copain, qui ne s’est jamais remis de la mort violente de son frère, la plante sans explication. Elle va ensuite se faire rosser par la femme qu’elle a contribué à envoyer à tort en prison pour pédophilie quinze ans plus tôt, dans une tentative maladroite d’expiation de son crime. Les masques en miettes, Bride devra entreprendre un long chemin de croix dans sa propre histoire, jusqu’à renouer avec son corps d’enfant déchu, pour espérer la rédemption.

Bonbon acidulé

Morrison laboure la terre grasse de la mémoire, du pardon et de l’injustice au fil d’un texte qui flirte par moments avec la grâce mais qui s’embourbe à d’autres dans l’ornière de l’invraisemblable, même si la magie fait partie de la recette. Reste que l’auteur de Beloved n’a pas son pareil pour nous faire sentir le poids de cette « malédiction » qui fait dévier de leur route même les meilleures intentions. Notamment maternelles: « Je n’étais pas une mauvaise mère. Il faut que vous le sachiez, mais il se peut que j’aie fait à mon unique enfant des choses qui l’ont blessée, parce qu’il fallait que je la protège. Obligé. Tout ça à cause des privilèges liés à la couleur de peau. Au début, je n’arrivais pas à voir plus loin que toute cette noirceur afin de savoir qui elle était et simplement de l’aimer. »

Toni Morrison/Paul Beatty: la coupe afro est pleine

Si Morrison met des gants, Paul Beatty frappe à poings nus. Son épopée au flow volcanique comme un morceau en fusion de NWA défile à travers les yeux d’un jeune garçon noir élevé à la dure dans un quartier agricole et monochrome de Los Angeles par un père psy un poil rigide (et célébrité locale) bien décidé à lui inculquer la fierté d’être Black. Quitte à lui infliger des séances de torture, comme de simuler une agression sur le fiston à un carrefour pour prouver que sa « race (est) mue par l’amour de son prochain ». Sauf qu’au lieu d’arrêter le paternel, les passants vont lui prêter main forte…

Au fil de cette autobiographie hilarante brassant avec un sens du rythme contagieux les références à la culture urbaine comme à la culture savante, Bonbon va évoquer tour à tour son enfance, le quartier, les melons qu’il cultive, sa relation avec la belle Marpessa ou avec Hominy, son… esclave volontaire, un vieil homme nostalgique de sa jeunesse quand il jouait les Négros de service dans une série télé à succès. Car pour le leader en devenir, une ségrégation qui avance au grand jour vaut mieux qu’un vernis d’égalité perpétuant sous des formes plus pernicieuses et sournoises l’injustice. D’où ce « retour aux sources » qui passe aussi par le rétablissement des frontières physiques du ghetto.

Provocateur et insolent, Beatty est un poète qui a troqué l’alexandrin pour le phrasé et la gouaille rap. Il s’en sert pour perforer le blindage de la bonne conscience multiculturelle. « Est-ce ma faute si avoir moins peur des chiens est le seul bénéfice tangible que les Noirs ont pu tirer du mouvement pour les droits civiques? », lâche Bonbon. Une satire drôle, intelligente et politiquement explosive.

MOI CONTRE LES ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE, DE PAUL BEATTY, ÉDITIONS CAMBOURAKIS, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR NATHALIE BRU, 340 PAGES. ****

DÉLIVRANCES, DE TONI MORRISON, ÉDITIONS CHRISTIAN BOURGEOIS, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR CHRISTINE LAFERRIÈRE, 198 PAGES.***

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