Critique | Livres

Sous le signe de Pratt

© Hugo Pratt
Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

HOMMAGE | Décédé en 1995, Hugo Pratt est de retour. Avec un nouvel épisode des aventures de Corto et la réédition sous coffret de ses aquarelles littéraires.

Deux ans après Sous le soleil de minuit, premier album posthume de Corto réalisé à quatre mains par Juan Díaz Canales (scénario) et Rubén Pellejero (dessin), le tandem hispanique remet le couvert pour une virée en Équatoria, province africaine des confins de l’Empire ottoman, non loin de cette Éthiopie chère au maître italien.

Sous le signe de Pratt

Le marin au coeur pur est cette fois-ci sur la piste du miroir magique du prêtre Jean, personnage légendaire qui régna sur un royaume situé quelque part entre l’Afrique et l’Inde en des temps reculés. De Venise à la jungle congolaise en passant par Alexandrie et Zanzibar, il se laisse porter par le vent de l’Histoire -il sauve la vie au jeune… Winston Churchill- et des rencontres -des femmes au caractère bien trempé évidemment, des ordures de toutes sortes mais aussi de beaux esprits et des personnages hauts en couleur sculp-tés dans un bois exotique, à l’image de cet ancien trafiquant d’esclaves repenti à la dégaine de pacha.

Comme toujours avec cet aventurier sans boussole qu’est Corto, les intrigues ne sont que des prétextes à de longues errances semées de questionnements existentiels mâtinés d’ésotérisme. Canales et Pellejero ne cherchent pas à s’affranchir de la grammaire prattienne, au contraire, chaque case ruisselle de références à la « matrice ». Même charte graphique, même poésie. Sans en atteindre l’intensité, Équatoria offre un prolongement subtil au plaisir moite laissé par La Ballade de la mer salée et autres décoctions sensuelles dans le sillage du Leonard Cohen de la BD.

En bonne compagnie

Sous le signe de Pratt

Du Corto sans Pratt donc. Et du Pratt sans Corto avec le coffret de textes méconnus signés Rimbaud, Kipling, Baffo, et illustrés d’aquarelles de l’Italien. Trois livres publiés séparément durant les dernières années de sa vie, mais épuisés et introuvables depuis. Les éditions Le Tripode révèlent à travers cette entreprise de haute couture éditoriale, destinée avant tout aux inconditionnels, un Pratt plus intimiste. L’oeuvre du natif de Rimini n’est pas sortie du néant mais d’un goût prononcé pour l’ailleurs ainsi que d’une fréquentation assidue d’écrivains avec lesquels il partageait le goût de l’aventure. Les croquis orangés de femmes, de soldats et de locaux donnent du relief aux lettres mêlant anecdotes et considérations géo-politiques d’un Rimbaud reconverti en négociant au fin fond de l’Éthiopie.

Le deuxième ouvrage baigne dans le même jus exotique, l’acidité de la guerre en plus. Les poèmes corsés de Kipling palpitent à l’unisson des soldats de l’empire, entre fierté, solidarité virile et désillusions. Les dessins rougeoient comme les braises, tantôt nets et tranchants, tantôt flous et fantomatiques. Changement de registre enfin avec la collection de poèmes érotiques arrachés à l’enfer des bibliothèques du XVIIIe siècle. Ici, c’est moins la valeur littéraire -négligeable- des obsessions sexuelles du magistrat Baffo (1694-1768) qui vaut le détour que leur effet stimulant sur la libido graphique du dessinateur. Croquant la femme sous tous les angles possibles du désir, à la manière d’Egon Schiele, Pratt se fond « parmi les plaisirs de ce monde« , explorant de nouveaux horizons si proches, si lointains…

Équatoria, de Juan Díaz Canales et Rubén Pellejero, Éditions Casterman, 80 pages. ***(*)

Voyages avec Rimbaud, Kipling, Baffo, de Hugo Pratt, Éditions Le Tripode. 296 pages. ***(*)

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