Critique | Livres

Richard Ford – Canada

Laurent Raphaël
Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

ROMAN | À travers le portrait en apesanteur d’un ado soumis aux turbulences de l’existence, Ford poursuit son exploration de l’Amérique, ce continent insolite.

Richard Ford - Canada

Maintenant que Philip Roth a pris sa retraite et que Tom Wolfe semble s’essouffler, Richard Ford se retrouve bien seul dans l’enclos des grands fauves de la littérature américaine. C’est dire si son nouveau roman, dont la gestation aura duré sept ans, était attendu par les orphelins de Frank Bascombe, cet Américain moyen dont les névroses ont servi d’engrais à la formidable trilogie achevée en 2006 avec L’Etat des lieux.

Il échaffaude ici un diptyque à l’architecture millimétrée, avec deux parties de longueur quasi égale, chacune diffusant sa propre musique: intimiste, feutrée, mélodramatique au début; tumultueuse, sauvage, crépusculaire par la suite. Comme si Ford avait voulu juxtaposer deux des principaux affluents qui irriguent la fiction américaine: le drame familial -à la sauce Coen- d’un côté, le western fordien (une homonymie de circonstance) de l’autre.

Au centre de cette vaste fresque existentielle: Dell Parsons. A la veille de la retraite, ce professeur se remémore l’année de ses quinze ans, quand son existence a basculé sans préavis. A l’époque, au tout début des prometteuses années 60, cet être chétif et renfermé habite Great Falls, petite ville sans âme du Montana, avec ses parents et sa soeur jumelle Berner. Son père, ancien de l’Air Force, est un grand gaillard souriant du Sud, un peu roublard et un peu charmeur. Rien à voir avec sa mère, petite femme myope, secrète et fantasque qui se rêvait poétesse et qui peine à dissimuler son mal-être. Un couple mal assorti donc mais sans histoire. Jusqu’à ce jour où les époux vont braquer une banque dans l’Etat voisin pour rembourser la dette contractée par le paternel suite à une combine foireuse.

Exil forcé

Mais on ne s’improvise pas Bonnie et Clyde. Naïf, le couple a laissé des indices qui mènent directement à eux. Il ne faut que quelques jours à la police pour les coincer. Reste les questions sur ce geste tellement improbable, tellement contre-nature qu’il ne précipite pas seulement Dell vers un futur incertain, mais bouscule aussi tous ses repères, dérobant sous ses pieds le tapis élimé du relatif bonheur familial, en même temps qu’il sonne le glas d’une vie sauvée de l’ennui par la perspective d’une brillante scolarité.

Subitement livrés à eux-mêmes, Bender la téméraire choisit de s’enfuir, alors que Dell, moins rebelle, se plie au plan de « sauvetage » prévu par sa mère, atterrissant bientôt dans la Prairie au Canada, un maquis sur lequel règne le mystérieux Arthur Remlinger, libertaire américain excentrique cachant un lourd secret. C’est ici que le roman passe la seconde. Le temps devient visqueux, la nature écrasante épousant les sentiments inhospitaliers de cette faune en marge. Loin de tout, comme rendu à un état primaire, Dell expérimente pendant quelques mois la solitude, l’introspection, la désillusion, la souffrance et la trahison. Une éternité à l’échelle d’un ado désarmé, projeté sans ménagement dans le monde vicié des adultes.

Dans une langue fluide et picturale débarrassée des mauvaises herbes, Ford signe une rhapsodie âpre et élégante, tout en fureur retenue, laissant dégorger ses interrogations sur le bonheur, sur la normalité au fil d’une trajectoire singulière qui finira par trouver, au-delà de l’amertume, une forme d’apaisement.

  • ROMAN DE RICHARD FORD, ÉDITIONS DE L’OLIVIER, TRADUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS-UNIS) PAR JOSÉE KAMOUN.

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