Petite soeur, mon amour: l’excellent « dernier » Oates

© Marion Ettlinger

La prolifique Joyce Carol Oates revient encore, magistrale, sur les grandes obsessions US dans ce qui sera LE roman américain de cette fin d’année, « Petite soeur, mon amour ».

« Il est comment, le dernier Oates? » Une question aussi récurrente en librairie que la production de la romancière n’est prolifique, avec plus de 70 ouvrages au compteur. Concrètement, on entre dans le « dernier Oates » par cette citation de E.A. Poe: « La mort d’une belle petite fille de moins de 10 ans est, incontestablement, le sujet le plus poétique qu’il y ait au monde ».

Un conseil esthétique du XIXe siècle que Joyce Carol s’est empressée d’appliquer, revenant sur l’une des grandes affaires criminelles de l’Amérique contemporaine: l’assassinat, à ce jour inexpliqué, de Jon Benet Ramsey, 6 ans, mini miss de beauté retrouvée ligotée dans la chaufferie de sa maison de Fair Hills, New Jersey. Un destin, comme le note Oates, « finalement très américain: obscurité, célébrité, fin », ancré dans un de ces décors typiquement US, où le vide et la violence règnent sous les façades proprettes, les goûters-rencontres et le luxe bon père de famille.

Un point de départ « rêvé » pour inspirer à Oates une oeuvre totalement imaginaire qui aborde de front l’avidité d’une « Amérique tabloïd » fanatique, autant que les dysfonctionnements affectifs profonds d’une famille banale. S’appuyant sur une charte graphique qui donne une vraie matérialité au texte (lignes barrées au feutre noir, lettres manuscrites, reproductions de pages de cahier crasseux, et énormes carrés d’encre noir pour les passages à vide), Oates entreprend le récit du meurtre sordide du point de vue du frère de la victime: Skyler, 9 ans au moment des faits (10 ans de plus quand il passe à l’écriture). « Un junkie de 19 ans qui, en exil volontaire dans un immeuble de Pitts Street, New Brunswick, pieds nus crasseux et sous-vêtements douteux, s’est donné pour mission chimérique (« impossible ») d’écrire le seul récit véridique sur la vie/meurtre/répercussions du/etc. de sa soeur. »

Matière mouvante

On touche là à ce qui est sans doute le point le plus fascinant du roman: Skyler, seul maître à bord, est la voix dérangeante et borderline derrière laquelle Oates se fait entièrement oublier, nous laissant entre les mains de son esprit maladroit, intelligent, agressif et effrayé, censé faire la lumière sur une affaire dans laquelle il reste pourtant un suspect. Oates nous fait sentir à tout moment ses incessantes négociations avec un récit qui est une matière mouvante, étouffante, titanesque, traumatisante, qui le dépasse et dont il ne maîtrise pas les effets. S’il tente de la combattre avec les armes du roman, essayant de canaliser ses souvenirs dans les cases bien rangées d’une fiction, il échoue la plupart du temps à empêcher les irruptions du passé et la réapparition de ses troubles.

Un récit brillant qui hésite constamment entre les prétentions d’un écrivain et les obsessions d’un frère et qui s’apparente, de son propre aveu, à « des souvenirs vifs mais hachés, saccadés et décousus comme les images d’un film à petit budget tourné caméra à l’épaule ».

« Il est comment le dernier Oates? » Excellent. Meilleur que le précédent, sans doute, moins bon que le prochain, sûrement.

Petite soeur, mon amour, de Joyce Carol Oates, éditions Philippe Rey. 672 pages.

Ysaline Parisis

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