Paul Auster: roman monumental pour l’écrivain culte

Imposant la passion de son auteur pour le hasard et les coïncidences, 4 3 2 1, nouveau roman signé Paul Auster, est un plaidoyer pour la fiction. © GETTY IMAGES
Ysaline Parisis
Ysaline Parisis Journaliste livres

Sept ans que l’on était sans nouvelles de Paul Auster. Intitulé 4 3 2 1, le livre mégalithe de son grand retour épouse un parti pris formidablement romanesque: suivre quatre versions alternatives d’une même vie. Un roman virtuose sur le destin et la contingence.

Depuis son apparition en français au début des années 90, il est un peu le romancier préféré. Celui dont les histoires incroyables ont régénéré de ce côté de l’Atlantique le fantasme de ce qu’écrire à l’américaine veut dire. Une certaine Amérique, en réalité: très côte Est, brainy mais accessible, intimement associée à New York, où il vit depuis toujours. Avec Trilogie new-yorkaise, Le Voyage d’Anna Blume, Léviathan, Monsieur Vertigo, Le Livre des illusions ou Moon Palace, Paul Auster (1947) a réhabilité à sa manière (chaque fois sophistiquée, ludique, immersive) quelque chose comme le roman d’aventures existentiel. Un profil si identifiable qu’il a fini par lasser? Trop nombreux, écrits trop vite, ses derniers livres ne passionnaient plus vraiment. On avait, en somme, pris l’habitude de ne plus lire Paul Auster… Arrivé comme une lourde météorite dans le ciel de janvier après sept années de silence et de travail acharné, 4 3 2 1 est aujourd’hui l’objet de tous les regards -voire de toutes les prudences: le nouveau livre est-il à la hauteur de ses ambitions? Autrement dit: ses 1024 pages en valent-elles la peine?

La musique du hasard

Paul Auster: roman monumental pour l'écrivain culte

Mégalomane, le roman s’ouvre à l’aube du tout premier jour du XXe siècle. Immigré juif russe, Isaac Reznikoff entame sa nouvelle vie à Manhattan sous le patronyme accidentel (circonstances délicieuses dont nous ne divulgâcherons rien) de Ichabod Ferguson. L’ironie de certains hasards, et l’invention d’un nom, donc d’un personnage: tout est dit ou presque d’un projet romanesque qui mènera, deux générations plus tard, à la naissance, le 2 mars 1947, du petit-fils Archibald Ferguson (mère: photographe, père: vendeur de meubles). La suite relève plus de la magie douce que de la science-fiction: après ce long prologue et dès son premier chapitre, le roman se scindera systématiquement en quatre versions alternatives (1.1, 1.2, 1.3, 1.4.) pour suivre le cours existentiel de quatre avatars de Ferguson, chacun d’eux se voyant affublé, outre d’une série de traits récurrents (une sensibilité à la musique, une disposition au sport, par exemple), d’aspirations et de qualités intellectuelles, relationnelles et sexuelles distinctes. Rencontres cruciales, détails éphémères, moments de chaos: personne ne sait au juste comment nos parcours sur Terre se déroulent. Auster ne l’a jamais caché: il nourrit une obsession pour les coïncidences et le hasard -la multiplicité des embranchements possibles -le fameux what if?

L’âge avançant, la maîtrise aussi, l’auteur de La Musique du hasard choisit aujourd’hui d’augmenter encore le vertige. À la page 68 de 4 3 2 1, son jeune héros, qui vient de se fracturer la jambe en tombant d’un arbre, commence à se demander si l’incident aurait pu lui être évité. « Quelle idée intéressante, se dit Ferguson, de penser que les choses auraient pu se dérouler autrement pour lui, tout en restant le même. (…) Oui, tout était possible et si les choses arrivaient d’une certaine façon, cela ne voulait pas dire qu’elles ne pouvaient pas se produire autrement. Tout pouvait être différent. » Jouant de façon virtuose avec l’aléatoire, le maître de Brooklyn en vient fatalement aussi à interroger la notion de Destin. Dans tous les cas, Ferguson tombera par exemple éperdument amoureux de la même Amy Schneiderman (mais il n’y a qu’une version de lui-même qui finira par vivre réellement avec elle). Autre immuable: quel qu’il soit, Ferguson en viendra à écrire (selon sa sensibilité, et des chocs esthétiques fondateurs variés, qui iront de Dostoïevski aux premiers films de Laurel et Hardy, il trouvera sa vocation sur une ligne allant de l’autofiction au journalisme).

Mais ce que le roman questionne (dans la vie, quelle est notre véritable marge de manoeuvre?) à l’échelle biographique, il le fait aussi au regard de la société et de l’Histoire -celle de l’Amérique des années 50 et 60 (dans les quatre versions, l’assassinat de Kennedy viendra par exemple singulièrement affecter la vision du monde du héros). La conscience politique du Ferguson numéro un en particulier permet à Auster de pénétrer les manifestations étudiantes contre la guerre au Viêtnam, et de revenir en détails sur les émeutes de Newark en 1967, conséquences du passage à tabac d’un chauffeur de taxi noir par des policiers blancs. Ferguson (2014) n’est pas loin… Bégaiements, oeillères, répétitions aveugles: dans sa forme (éclatée, sans cesse rembobinée) comme dans son fond, 4 3 2 1 met en cause la qualité linéaire de l’histoire (petit ou grand « h »). « Tout le monde avait toujours dit à Ferguson que la vie ressemblait à un livre, une histoire qui commence à la page 1 et qui se déroule jusqu’à la mort du héros page 204 ou 926 mais maintenant que l’avenir dont il avait rêvé changeait, sa notion du temps changeait elle aussi. Il comprit que le temps se déplaçait en avant et en arrière, et comme les histoires des livres ne pouvaient qu’aller de l’avant, la métaphore du livre ne marchait pas. »

Reste que la foi en la littérature du jeune septuagénaire n’est pas seulement visible dans la taille de son roman (et sans doute faut-il être optimiste pour écrire un livre aussi long): son dédale intérieur est un plaidoyer pour la fiction. Par le fait même de sa mobilité. Ce qu’Auster montre, au fond, c’est qu’une fiction peut en engendrer une autre, à l’infini. La contingence, c’est cela: l’objet 4 3 2 1, aussi imposant et indéniable soit-il, aurait pu être autre. Voire ne pas être du tout. Et vous pourrez très bien décider de lire ce livre, ou ne le faire jamais. « Je veux dire qu’on ne peut jamais savoir si on fait le bon choix ou non. Il faudrait être en possession de tous les éléments pour le savoir et le seul moyen d’y arriver est d’être aux deux endroits à la fois, ce qui est impossible. » Transformer sa fragilité en gigantesque objet de fantasme: le geste de Paul Auster a la beauté d’un risque à prendre. Sa puissance aussi.

4 3 2 1 de Paul Auster, éditions Actes Sud, traduit de l’anglais (USA) par Gérard Meudal, 1024 pages.

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